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A l'approche des colonnes d'Hercule

Par Alainlasverne @AlainLasverne

 

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aman est une femme plutôt douce, aux mouvements aquatiques. Elle ne sait pas parler sans donner un sourire d'abord. Elle s'excuse d'intervenir dans ce monde, d'y chercher juste la place pour un bout de maman. Ses cheveux sont huileux et très noirs, ses yeux grands comme des soucoupes quand elle regarde son ventre tout rond, tout gros, tout chaud. Ce ventre, ma maison.

Bruno a pris le car pour Montelnau espérant que l'hypermarché proposerait au moins quelques légumes et un peu de viande saine. L'ultime arrière-garde de la civilisation, c'est ce grand cube d'acier. Après lui, le silence puis l'oubli en blanc sur une carte. Zone interdite.

Le chauffeur tente d'éviter les trous dans la départementale négligée depuis un an et plus. Bruno appuie son front sur la vitre sale du bus Vaoula. Plus tard, ils traversent un village abandonné. La pancarte brisée en plusieurs morceaux rend son nom indéchiffrable. Bruno fouille dans sa tête, mais rien ne vient. A peine quelques mois pourtant qu'il a été délaissé. Les maisons ont perdu leurs secrets avec leurs habitants. Portes béantes, cour emplies d'un bric-à-brac de meubles, de jouets et de cartons déchirés. Le silence palpable refuse désormais les visiteurs, qui n'auraient de toute façon pas le droit de visiter ce bourg fantôme à quelques centaines de mètres de la ligne de quarantaine qui avance pour l'annexer.

Bruno somnole dans le silence perturbé par les pleurs de quelques bébés. Le car traverse un deuxième bourg plus éloigné de la quarantaine, lui aussi vidé de ses habitants. S'il ne s'attardait dans le sommeil et ses fantasmes incertains de futur papa, il aurait vu les traces noires que personne n'a effacées sur la façade de la mairie. Dans ces marques sombres repose un souvenir récent, déjà évacué par l'impitoyable défilé des jours. Ce village qu'on appelait hier Gateras résista à l'évacuation. Dieu sait où les habitants dégotèrent les fusils et autres armes, dérisoires face à l'équipement militaire !..

Il n'est plus question aujourd'hui de résistance sauf pour quelques-uns, ailleurs, dans les villes que la résignation n'a pas vaincues et que ceux de Montelnau appellent rebelles. Bientôt la question se posera dans leurs rues, dans leur maisons, au plus profond de leur chair. Enterrés dans leurs certitudes que la quarantaine ne va pas bouger, ils ne veulent rien savoir, confiant dans les voyantes qui se multiplient, toutes plus optimistes les unes que les autres.

Bientôt Montelnau, bientôt Carrefour, s'il n'a pas fermé avant pour aller chercher les bénéfices ailleurs. On le sait, on veut l'ignorer, mais l'hyper tourne au ralenti avec 0.3 usv/heure à l'entrée. La quarantaine rattrape leurs esprits avant de les boucler puis de les éjecter. Carrefour va bientôt les abandonner, nous abandonner. Il ne restera qu'à regarder s'allonger l'ombre de la centrale démente, à soixante kilomètres d'ici. Il paraît que la terre bout, tout autour.

Le car arrive, les lumières de l'enseigne sont allumées. Bruno fonce vers l'entrée comme tous les autres passagers descendus.

Je ne sais ce qu'il se passe au-delà. Au-delà du monde, au-delà de Maman, il y a tant de vivants, tant de choses hors de l'univers, que je ne connais pas. Maman les connaît, elle. Je reçois peu de ces présences si lointaines, sauf en ce moment. Une émission constante, une émotion froide, une sensation lourde. Elle vient, elle passe à travers mon monde sans êtres appelée. L'humeur du monde-Maman glisse vers je ne-sais-quoi. Mes voûtes et mes rivières hésitent. Gouttes d'amertume, humeurs inconnues, incertaines. Je ne comprends pas. Une colère de Maman, peut-être. Je prends trop de place, qui sait. Maman, je te sens si loin,  ta saveur est si lourde. C'est toi, Maman ?...

Le crépuscule tombe sur le bourg. Au loin des camions manœuvrent encore pour déménager quelque résigné du jour. Les nuages n'en ont cure et lâchent les braises du couchant avec une infinie lenteur. Marie, accoudée à la terrasse de son appartement, recompte les petites fortunes dans le malheur général. Demain ils partiront pour Limoges. Là-bas ils seront perdus, réfugiés, à l'abri enfin. Dans une tente ? Un gymnase ? Avec le nombre de déplacés, les autorités improvisent, la télévision n'arrête pas de le marteler. Ces gens de l'écran ignorent ce que sont vraiment la peur et l'arrachement. Elle est quand même contente de partir. Il n'est pas de pire guerre que contre un ennemi invisible. Elle aura priorité en tant qu'infirmière et ne manquera pas de travail, sans doute...Elle se retourne vers Bruno.

- Combien de jours ?

- Je crois te l'avoir dit, chéri...

Elle s'approche et se serre contre son torse large pour s'y encastrer, s'y enfouir. Une rondeur, une belle rondeur l'en empêche. La main de Bruno vient caresser son ventre. Elle se sent humide déjà, ça fait combien qu'ils n'ont pas fait l'amour ?...Elle se dresse sur la pointe des pieds, il est si grand. Du bout des lèvres, elle embrasse sa joue avant de s'accrocher à sa nuque de l'attirer pour poser des baisers sonores dans son cou. Il rit.

Une poule chante et le vent fraîchit doucement autour d'eux. La trace du monde pourrait s'arrêter là, il n'y en aurait pas de plus belle.

- Dans une semaine on part...Tu es heureuse ?

- Oui, mon cœur.

Il l'embrasse à son tour.

- Tu auras un travail, c'est comme si c'était fait; moi, je trouverai bien quelque chose.

Elle n'aime pas ce pli qui se planque dans les taches de rousseur au milieu de son front. Elle le presse plus fort contre elle.

- Tu as mesuré, ce soir ?

- 0,3, comme à Carrefour.

Ils se serrent de nouveau pour gommer cette force qui les chasse. Leurs yeux se croisent. Marie, trente-deux ans, enceinte jusqu'au yeux, sait comme Bruno, trente-quatre, bientôt papa, que cet amour-là est vieux comme le monde. Pour toute cette mémoire qu'il porte, il gagnera à la fin. C'est ce qu'affirme ce vaisseau tout brillant, chargé de désir et de futurs, qui voyage avec langueur entre leurs prunelles. Marie passe une main sur son ventre, sans quitter des yeux son homme.

- On dirait qu'il est heureux lui aussi, il a pas bougé d'un millimètre depuis que tu m'as serrée.


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