Le peu de lecteurs que compte mon blog à ce jour a bien compris l’amour que je porte à l’œuvre de François Mauriac. A certaines époques de ma vie, ses romans (avec Thérèse Desqueyroux, Le Désert de l’amour et Les Anges noirs en tête), ses chroniques (celles, d’abord, qui ont été réunies pour faire les Mémoires intérieurs et les Nouveaux mémoires intérieurs) ou ses poèmes (Le Sand d’Atys, surtout !) m’ont accompagné. Là n’est pas vraiment le sujet et il sera temps d’y revenir un peu plus tard, peut-être à l’occasion, qui sait ?, d’une nouvelle publication comme ses spécialistes ont pu nous gratifier ces deux ou trois dernières années. Bref, le propos n’est pas l’œuvre de Mauriac, ou plutôt, si elle peut en être l’origine, elle n’en est pas la finalité. Je m’explique : on connaît tous François Mauriac l’académicien, le prix Nobel, le journaliste engagé, le catholique instable ou le critique acerbe. L’autre « particularité » de François tient en Mauriac. Si la postérité l’a placé au panthéon artistique, son œuvre s’inscrit dans une filiation extrêmement fertile en auteurs. Son père et son grand-père étaient, à leur façon, des lettrés dont les plumes ont été conservées dans le « Livre de Raison » de Malagar. Sur la même branche de l’arbre, le frère de François, Raymond, a publié en son temps deux romans que la mémoire n’a pas gardés (Individu en 1934 et Amour de l’amour en 1936, à chaque fois sous le pseudonyme de Raymond Housilane) mais qui sont issus de la même « communauté des sources d’inspiration » que Genitrix ou Le Baiser au lépreux. Plus proche de nous, son fils Claude, secrétaire particulier de De Gaulle à la Libération, a eu une carrière brillante d’essayiste, de romancier et de diariste. Il faudrait bien plus qu’un article pour parler des filiations qui existent entre l’œuvre « autobiographique » de François et l’entreprise pharaonique qu’a été Le Temps immobile de Claude. Bornons-nous à supposer que le fils y a peut-être mis en œuvre ce que son père n’avait pu faire en son temps et ce pour différentes raisons : la volonté de ne pas se confier totalement, le temps passé dans les rédactions de L’Express et du Figaro, peut-être le « manque » d’outils théoriques à l’époque... François était proche de ses fils, de Claude plus de Jean d’ailleurs. Aimant à la manière des bourgeoisies provinciales, il n’en était pas moins éloigné de ses filles. Dans la fratrie des Mauriac, l’une d’elles, Claire, fait d’ailleurs figure de brebis galleuse.
C’est ici que j’en arrive au livre qui, récemment, a retenu mon attention : Claire est le sujet d’un roman rédigé de la main de sa fille, Anne Wiazemsky, qui est pour nous l’énième bourgeon dans l’arbre généalogique des Mauriac. Dans son dernier texte (Mon enfant de Berlin, Gallimard), paru en 2009, elle y évoque les années de sa chère mère comme ambulancière pour la Croix-Rouge, d’abord pendant la Seconde Guerre Mondiale, puis dans un Berlin ravagé par les bombardements alliés. Elle y explique le caractère fort et moderne de Claire, sa santé fragile et la rencontre avec Yvan, un prince russe dont la famille perdit tout privilège lors de la Révolution d’Octobre. Le décor, tout comme la teneur du projet, est donné dès les premières pages de l’ouvrage : « En septembre 1944, Claire, ambulancière à la Croix-Rouge française, se trouve encore à Béziers avec sa section. Elle a vingt-sept ans, c’est une très jolie femme avec de grands yeux sombres et de hautes pommettes slaves. Si on lui en fait le compliment, elle feint de l’ignorer, ou alors fugitivement et toujours avec méfiance. Elle souhaite n’exister que par son travail depuis son entrée à la Croix-Rouge, un an et demi auparavant. Son courage moral et physique, son ardeur font l’admiration de ses chefs ». On reconnaît dans le roman la fille décrite par Françoise dans ses correspondances, cet être en retrait du giron familial qui réussit à lui imposer un mariage avec un homme d’une autre confession que la sienne (mais, contre l’image qu’on peut encore avoir de lui, Mauriac était un intellectuel qui s’occupait de la couleur des âmes, non de leur étiquette religieuse), qui sait agacer son père, mais aussi imposer sa grande charité. On reconnaît aussi un contexte historique, celui d’une Europe qui peine à se reconstruire et d’une Allemagne dont on a oublié les victimes. Pour les plus jeunes, les descriptions des ruines berlinoises est peut-être une découverte. Que reste-t-il, toutefois, au-delà de l’intérêt que tout « mauriacien » ou que tout historien peut trouver dans cet ouvrage ? Pas grand-chose, à vrai dire. Qu’on excuse par avances les comparaisons faciles suivantes : les mots d’Anne Wiazemsky ne parviennent jamais à construire une atmosphère aussi présente que celle des romans de son grand-père ou à déployer une langue subtile comme celle de son oncle. Mon enfant de Berlin achoppe par platitude, par manque de complexité des personnages et de poésie des phrases : il ne met jamais en scène une beauté toute littéraire. Certes, on entend et on conçoit parfaitement la noblesse, en même temps que la rudesse, des deux années qui précèdent sa naissance, la peur lorsqu’on aide des résistants ou l’extrême dureté d’un hiver passé à Berlin, souvent sans chauffage. On la perçoit sans parvenir à la ressentir, peut-être pour dire la sécheresse de ce que Claire a vécu, mais sans charme aucun. Ce qui nous reste alors (et ce n’est pas rien, il est vrai), ce qui m’a poussé à terminer cet ouvrage, c’est le respect qu’impose cette ambulancière. Tout le sujet du texte réside peut-être dans ce message : non comme roman, toutefois, mais comme document.