16 septembre 2011
LES NEO-MARXISMES FERONT, COMME LES HOMMES, LEUR HISTOIRE !
« Cette revue est horriblement lacunaire », dit André Tosel de son travail, qui traite des « Devenirs du marxisme 1968-2005, qu'il met en ligne le 21 juillet 2010, et qu'il titre, ou sous-titre, : « De la fin du marxisme-léninisme aux mille marxismes . »
Nombre de ses lecteurs n'auront pas le même sentiment après avoir pris connaissance du vaste panorama qu'il déroule à la fois globalement, mais aussi dans chaque des principaux pays, et pour chaque philosophe marquant des pays considérés.
Dans le cadre réduit de cet article, il est tout à fait hors de question d'avoir les mêmes ambitions.
C'est donc davantage l'objectif de faire lire le propos de André Tosel que nous voudrions atteindre.
Il convient toutefois de préciser qu'il est nécessaire de ne pas en rester aux premières idées exposées, lesquelles pourraient apparaître principalement négatives si André Tosel y demeurait. Ce n'est pas le cas, et il a le souci de l'équilibre entre des tentations et des réalités évolutives contradictoires, et c'est toutefois l'espérance qui semble dominer.
LA FIN SANS GLOIRE DU COMMUNISME SOVIETIQUE
Pour André Tosel, en effet, « la fin sans gloire du communisme soviétique, la dissolution de l'URSS, la victoire de la démocratie libérale, et plus encore celle de l'économie-monde capitaliste semblent avoir marqué la fin du marxisme et mis un terme à toute possibilité de renouveau.
« La pensée hégémonique en matière politique, économique et sociale est le libéralisme (plus ou moins social, plus ou moins libériste).
« Derrière la défense, anti-totalitaire, des droits de l'homme, le marché s'est imposé comme l'institution décisive de la post-modernité.
« Les marxismes appartiendraient à un passé d'erreur et d'horreur.
« Tel est le credo de la « pensée unique », de cette conception du monde qui en inversant les espoirs de Gramsci est devenue le sens commun de l'intelligentsia, des milieux économiques et politiques, et qui est imposé comme la religion de l'individu par toute la puissance des moyens de communication.
« Il n'y aurait donc qu'à rédiger une rubrique nécrologique sur la mort enfin définitive de Marx et des marxismes et libérer la pensée pour affronter le « temps de la fin du grand récit de l'émancipation. »
LA VITALITE CONTRADICTOIRE DU NOYAU DUR DE L'OEUVRE DE MARX
« Mais, dit-il tout de suite, les chose ne sont pas si simples.
L'histoire des années 1968-1995 est extrêmement contrastée : si le marxisme-léninisme n'a cessé de s'enfoncer dans son irréversible crise et s'en est allé à sa fin, de grandes opérations de reconstruction théoriques ont témoigné de la vitalité contradictoire du noyau dur de l'oeuvre de Marx.
André Tosel montre que, entre 1968 et 1977, se développent les dernières tentatives de renouvellement de la théorie marxiste inscrites dans le sillage de la Troisième Internationale ou à ses marges...
L'oeuvre des grands hérétiques et philosophes communistes connaît un ultime et transitoire éclat, et il évoque György Lukàcs, Ernst Bloch, Antonio Gramsci en Italie et Louis Althusser en France.
« L'ombre portée de 1968, poursuit-il, a en effet mis à l'ordre du jour des perspectives de dépassement de la vieille orthodoxie et laissé même espérer une reprise d'une sortie à gauche du stalinisme, au moment où était posée la question d'un réformisme révolutionnaire centré sur la montée en puissance d'instances de démocratisation radicales.
« La concurrence de fait entre ces divers modèles de reconstruction de la théorie marxienne, tous nourris d'une relecture de Marx, tous contradictoires dans leur rapport à Hegel et à la dialectique (quel Hegel ? Quelle dialectique?), tous spécifiés par la grande hétérogénéité des références aux éléments de la tradition philosophique ou scientifique, tous divisés dans leur appréciation du libéralisme, cette concurrence donc...a constitué un moment de grande intensité que font semblant d'ignorer les fossoyeurs trop pressés de Marx... »
IL RESTE A EXPLIQUER CE QUI S'EST PASSE EN URSS
Pour André Tosel, il restait toujours en effet à expliquer ce qui s'était passé en URSS et ce qu'était réellement devenue la Révolution d'Octobre 1917, à expliquer pour quelles raisons, certes externes, mais aussi internes une oeuvre d'un radicalité critique peu commune, hétérodoxe, révolutionnaire, avait pu donner lieu à une dogmatique aussi sclérosée que le marxisme-léninisme, avec ses lois de l'histoire et sa poignée de catégories « dialectiques », propice à toutes les manipulations, pauvre idéologie de légitimation d'une politique inconsciente de sa propre nature, scellant l'union d'une philosophie redevenue science des sciences et d'un parti-Etat total.
Il prend en compte l'incapacité du communisme soviétique à se réformer dans le sens démocratique, son déficit en matière de droits de l'homme et du citoyen, son inefficacité économique à satisfaire des besoins dont il reconnaissait la légitimité, qui le rendirent incapable d'affronter l'impitoyable guerre de position qui n'avait cessé de lui être imposée depuis sa fondation.
MARX DELEGITIME
« L'argument du goulag, constate-t-il, devint universel et délégitima en bloc Marx, les reconstructions des hérétiques marxistes, les soumettant au même mouvement d'infamie.
« Une grande partie de l'intelligentsia marxiste qui s'était complu dans la rumination de la thèse de Jean-Paul Sartre - « le marxisme est indépassable tant que le moment historique dont il est l'expression n'a pu être dépassé » - estima advenu le temps du dépassement et de la sortie hors de l'imposture du siècle....
« L'auto-liquidation du plus grand parti communiste d'Europe, l'italien, qui abandonna les velléités de l'eurocommunisme pour rejoindre l'eurogauche et prendre le nom de parti démocratique de la gauche, la crise généralisée de stratégie des partis communistes occidentaux qui couvrait d'un fondamentalisme marxiste leur ralliement à des positions classiquement socio-démocrates, elles-mêmes abandonnées par les partis homonymes devenus tendanciellement des partis démocrates à l'américaine, tout ceci est l'équivalent européen de l'implosion de l'URSS après la chute du mur de Berlin en 1989.
ET POURTANT...CE N'EST PAS LA FIN DE L'HISTOIRE
« Et pourtant, constate André Tosel, sous cet effacement spectaculaire une libre et plurielle recherche marxiste se maintenait.
« Elle avait perdu toutefois un de ses traits jusqu'ici majeur, sa liaison à des forces politiques identifiables et à des acteurs sociaux (aussi compacts que le mouvement ouvrier), que la modernisation capitaliste décomposait violemment.
« La disparition de l'intellectuel de parti, l'évanouissement de la figure de l'intellectuel conscience politique devant l'émergence de la figure de l'intellectuel expert, élément du cerveau capitaliste et de ses appareils diffus, ne constituait pas un épisode de la fin de l'histoire appelée à se contempler dans le mariage enfin accompli de la démocratie libérale représentative et du marché-roi.
« Marx continuait à faire l'objet des lectures topiques et à se constituer en moment de tentatives de renouvellement visant à une théorie critique à hauteur d'époque, différentes des opérations de reconstruction issues des grands hérétiques du communisme de la période antérieure.
« Plutôt qu'à une fin du marxisme on assista à la floraison dispersée et surtout pratiquement impuissante de mille marxismes comme le dit joliment l'historien de l'économie-monde Immanuel Wallerstein (1995).
LES CROQUE-MORTS DU MARXISME DEJOUES
Le problème, considère André Tosel, est plutôt d'évaluer adéquatement cette situation qui déjoue les espoirs des croque-morts du marxisme.
Il poursuit en montrant que la cause immédiate de cette paradoxale émergence de mille marxismes n'a pourtant rien de mystérieux.
Elle tient, dit-il, à la fois à la dynamique du capitalisme mondial et à l'apparition de ses nouvelles contradictions, d'une part, et, de l'autre, au statut singulier de la pensée de Marx lui-même.
Le destin ce cette pensée qui est devenue monde (pour reprendre, dit-il, une formule de Henri Lefebvre) n'est comparable à celui d'aucune autre philosophie.
Elle a connu en cent années un développement qui l'a étendue au genre humain, et elle a fini avant sa dernière crise, sous la forme léniniste, par inspirer un tiers de l'humanité.
Si les espoirs d'émancipation qu'elle a soulevés ont été aussi démesurés qu'incommensurables les désillusions par l'échec terrible et terrifiant de la révolution bolchevique, et si par ailleurs on ne peut confondre Marx avec Lénine, Lénine avec Staline, et ce dernier avec Mao Ze Dong, il demeure un énorme bloc d'idées commun à ces marxismes et à leurs aberrations, l'idée qu'il est possible de mettre fin à la domination et à l'exploitation qui collent au mode de production capitaliste comme une tunique de Nessus, l'idée que l'être social capitaliste est exposable en son immanence même, en ses formes économiques, politiques, sociales, culturelles, à une critique qui ne finira qu'avec lui.
UN ENORME BLOC D'IDEES COMMUN
Ce bloc d'idées, poursuit Tosel, qui est aussi bloc de pratiques dérivées de Marx, s'est développé au sein d'extraordinaires oppositions internes dans ces marxismes en donnant naissance à des orthodoxies contradictoires (Kautsky/Lénine, Staline/hérésies marxistes reconstructrices, Tito/Mao, etc...)
Ce développement a toujours été discontinu, comme a été fragmentaire le rapport à Marx dont l'oeuvre inachevée n'a été connue que de manière fragmentaire : chaque génération a dû trouver son Marx propre (pour paraphraser un titre célèbre d'un article du jeune Gransci), et a dû aussi exploiter un corpus métamorphique (que l'on songe au fait que les livres II et III du Capital n'ont été disponibles qu'à la fin du 19ème siècle, que les « Manuscrits économico-philosophiques » de 1844 et « L'Idéologie allemande » n'ont été accessibles qu'à la fin des années trente, et que les grands textes des années 1858-1863, « Grundisse » inclus, n'ont été réellement exploitables et exploités qu'après 1945).
UN DEVELOPPEMENT DISCONTINU
« Ce régime de développement discontinu, considère alors André Tosel, et de crise récurrente est donc la norme de fait de la vie d'une pensée qui a simultanément modifié le monde historico-social.
« Rien n'empêcherait alors de formuler l'hypothèse que la crise profonde qui affecte l'intérieur du marxisme est le mode même d'existence et de résurrection du phénix marxiste ;
« Si son extension mondiale jusqu'à 1991, date de la fin de l'URSS, semble le rapprocher d'une religion séculière, avec ses orthodoxies et ses hérésies, avec son ineffaçable divorce entre promesses utopiques et apories de la réalisation, il demeure que le marxisme a été davantage et autrement international que les plus universelles des religions.
« Il est né des limites, contradictions, insuffisances de l'ordre libéral, cette autre religion séculière.
Or cet ordre libéral en sa forme néo-libérale pourrait n'avoir obtenu qu'une victoire à la Pyrrhus en 1991 » .
UNE VICTOIRE A LA PYRRHUS DE L'ORDRE LIBERAL
Certes, dit André Tosel, cette date marque bien la fin d'un cycle historique commencé en 1848 avec l'émergence de la question sociale et de la question nationale.
Le marxisme de la III ème Internationale ne s'est pas brisé seulement sur son déficit démocratique qui a annulé la perspective d'une issue révolutionnaire à la question sociale et d'un dépassement de la crise du libéralisme.
Il s'est brisé simultanément sur son déficit internationaliste, en raison de son incapacité à traiter la question nationale du XX ème siècle dans la perspective de l'économie-monde.
Mais il apparaît toujours mieux que la victoire du capitalisme mondialisé et rationalisé, sanctionnée et préparée théoriquement par l'hégémonie du libéralisme, débouche sur une crise historique nouvelle, inédite de ce nouvel ordre libéral.
UNE CRISE HISTORIQUE NOUVELLE...ET LES MILLE MARXISMES
Selon André Tosel, l'économie-monde est confrontée à la mondialisation d'une nouvelle question sociale qui signifie aussi désémancipation de masse et prolétarisation dans les centres capitalistes et aggravation (certes différenciée) des conditions de vie de multitudes, le tout accompagné d'un fabuleux transfert de la richesse sociale au profit de ce qu'il faut bien appeler une classe dirigeante de plus en plus concentrée et divisée par l'impitoyable guerre économique que ses fractions se livrent.
Cette même économie-monde est en même temps confrontée à l'exacerbation des diverses questions nationales racisées souvent en questions ethniques, et enracinées dans la gestion transnationale de la force internationale de travail et dans la différenciation contradictoire du marché.
L'affirmation contemporaine ambiguë des mille marxismes serait ainsi le signe précurseur de la crise commençante et inédite du nouvel ordre libéral et de ses pensées...
En tout cas, affirme-t-il, une chose est certaine : la période qui commence après 1991 n'est pas celle de la fin du marxisme, elle est celle de la fin du marxisme-léninisme comme orthodoxie une et dominante, et, à un autre titre celle des grandes hérésies marxistes dans la mesure où celles-ci étaient secrètement hantées par l'espoir d'un marxisme un et vrai.
L'ENORME POTENTIEL DE LA PENSEE DE MARX
Aussi, poursuit-il, face à la crise qui menace le nouvel ordre libéral au moment de son apparent triomphe à la fois sur le communisme soviétique et sur tous les mouvements (mouvement ouvrier et mouvement de libération nationale et anticoloniale, tous deux durablement intégrés), la pensée de Marx conserve un potentiel énorme de critique dans lequel pourront puiser les mille marxismes.
Car, dit-il, tant que le capitalisme domine il exige une critique, imposée par sa propre autocritique en ses formes de vie, et le marxisme pourra être sollicité, transformé, reconstruit, réélaboré, et cela dans et par l'abandon sans nostalgie des anciennes certitudes ( sur le sort final du capitalisme, sur les formes univoques des luttes de classes anciennes, sur les mérites comparés du plan et du marché, sur les modes de démocratie exigés par une transition, sur le sens même de cette transition, sur la place et le contenu d'un travail libéré de l'exploitation).
Ces mille marxismes, séparés de la pratique politique des anciens partis communistes, à la recherche d'un nouveau lien problématique de la théorie et de la pratique, constituent la forme fragile de la continuité brisée et discontinue de la tradition marxiste.
Ils sont exposés au retour en force en leur propre sein à un moment ou à un autre de leur élaboration d'un fondamentalisme marxiste, comme le dit bien encore Eric J. Hobsbawm, névrotiquement fixé sur le rabâchage de quelques points identifiés au noyau dur de la théorie (importance générique de la lutte de classes non-analysée en ses formes actuelles et déplacées, dénonciation de l'exploitation des travailleurs dans l'ignorance des débats portant sur la centralité d'un travail devenant non-central, condamnation sans nuance de ce qu'est supposé être réformisme et révisionnisme, mépris des nécessaires rectifications, réélaborations, maximalisme abstrait, etc...)
LES HOMMES FERONT LEUR HISTOIRE...ET LEUR MARXISME
« Il sera difficile, dit André Tosel, de penser l'unité d'un capitalisme reproduit en son mécanisme d'exploitation et transformé en ses composantes et ses pratiques.
« Il sera difficile de reformer le lien entre l'analyse de ce capitalisme et une politique de transformation profondes et toujours déterminées, de reformuler l'espérance d'une société meilleure sans la recouvrir de l'illusion de réaliser enfin la société parfaite, de donner à l'eschatologie inévitable de la forme réduite certes mais d'autant plus militante d'une lutte opiniâtre et toujours déterminée.
« Il sera encore plus difficile de produire des modèles intégrant autocritique de l'expérience historique cautionnée par les marxistes passés et critique des formes du capitalisme mondialisé.
« Mais la crise ouverte du libéralisme est le fondement objectif de ces mille marxismes.
« A elle seule cette crise ne donne aucune garantie de succès d'un dépassement simultané des anciens marxismes (et des éléments de Marx obsolètes) et du libéralisme.
« Mais cette tâche est ouverte et elle sera aussi une histoire que les néo-marxismes feront comme les hommes leur histoire : elle se fera en des conditions déterminées, et sous des formes imprévues... »
Michel Peyret