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Christian Bobin, La Dame blanche

Par Angèle Paoli

Christian Bobin, La Dame blanche,
Gallimard, Collection L’un et l’autre, 2007.


LE DERNIER DIEU DIAMANTAIRE

   Écrire sur La Dame Blanche de Christian Bobin. Une entreprise périlleuse comme l’a dû être pour Christian Bobin celle de la traversée des apparences de la vie d’Emily Dickinson. Traversée d’une « âme en exil » où se lit, pourtant, en un contrepoint élégant et racé, l’âme d’un écrivain de notre temps. D’un autre temps.

   Est-ce elle, la Dame blanche, qui tourne vers « l’invisible soleil » son visage irradié de blanc ou est-ce l’écrivain Christian Bobin qui « consume son âme comme un papier d’arménie », à s’arrimer ainsi à la « spectaculaire invisible » qu’elle fut ? Christian Bobin, double silencieux de la poète épistolière, dernier « Dieu diamantaire » d'Emily Dickinson ?

   Le « récit » de La Dame blanche est bref. De la brièveté qui caractérise la poésie d’Emily Dickinson. Quatrains et autres poèmes brefs. De même, les chapitres, concentrés sur eux-mêmes. Les pages minimalistes de La Dame blanche sont un écho parfait à Emily Dickinson. Éthique et esthétique de la brièveté. Les chapitres sont ponctués d’aphorismes, pareils à des points d’orgue. Pensées intimes d’Emily ? Pensées intimes de Christian Bobin ? Les deux ensemble sans doute, tant la pensée de l’un épouse la clarté divine de l’autre. « La maison est ma définition de Dieu », pense ou écrit Emily ― « et Dieu ne souffre aucune absence », ajoute Christian Bobin. Dentelle araméenne, mystérieuse à force de banal, court, fluide sous la plume de Christian Bobin, la trame insaisissable de la vie d’Emily Dickinson.

  Blanche et silencieuse est celle qui règne sur la ruche paternelle d’Amherst, Massachusetts. Absorbée tout entière par ses passions jardinières et poétiques, Emily est celle qui jamais ne sort. Celle dont nul dans le bourg d’Amherst ne connaît plus le visage. Autour d’elle, les siens. Respectueux de ses lubies de jeune femme qui brûle d’une vie intérieure dense qu’illuminent sa solitude et son amour du divin. Blanche et silencieuse est celle qui entraîne dans son sillage la figure puissante du père ― à la mort d’Edward Dickinson, le blanc qu’Emily revêt devient dogme ―, la figure alanguie de la mère, meurtrie par les désillusions, celle de Vinnie, ― « nostalgie du baiser volé dans un brasier de roses » ―, celle du fier Austin, le frère tant aimé, et de Susan, l’épouse trahie, celle de Mabel Todd, la maîtresse d’Austin, et celle de Millicent, la fillette adultérine. Celle enfin de Gilbert, neveu favori d'Emily, son double sensible et mourant.

   Ombres parmi les ombres surgissent les êtres, silhouettes têtues, sous la broderie fine de Christian Bobin, orfèvre des mots et dernier « amant » d’Emily. Eux aussi sont là, les amants rêvés, qui tirent momentanément l’« ange blanc » du côté de la vie autre. L’« âme placide » d’Higginson, bouleversée par l’apparition d’Emily, l’est encore davantage par « la voix d’ange asthmatique » de ses poèmes. Survient ensuite le christique Samuel Bowles, journaliste, directeur du Springfield Daily Republican et parfait opposé d’Emily. Il pourrait être son sauveur. Mais « Emily renonce à trouver en Samuel l’éditeur qui donnerait à l’essaim de ses poèmes la ruche d’un livre. Elle continue d’écrire comme Dieu fait ses coups de bonté ― en douce, en catimini. » Il y a le révérend Wadsworth, dont Emily confie qu’il était son « berger ». Il y a enfin Otis Philipps Lord. L’« incorruptible cavalier de l’Apocalypse » qui met du rouge aux joues d’Emily. Et des mots passionnés sous sa plume : « L’air est doux comme l’Italie mais quand il me touche, je l’éconduis avec un soupir parce qu’il n’est pas vous. » Ou encore: « L'exultation m'inonde, je ne retrouve plus mon cours ― le ruisseau se change en mer lorsque je pense à vous. » Ainsi s'adresse Emily au juge Lord, qu’elle songe un moment à épouser.

   Blanche et silencieuse Emily. Il y a ce blanc, tout ce blanc. Autour d’elle et sur elle, en elle. Blancheur des lys qu'elle offre à ses visiteurs. Offrande assortie d'un poème nimbé de lumière. Blancheur de son teint. Blancheur de la « clôture de lin blanc » dans lequel elle s’est enfermée. Blancheur de « sa robe de neige », « ultime armure blanche » dont Susan revêt le corps de la défunte. Un jour de printemps 1886.

   Bien des années après, alors qu'Emily Dickinson continue d'habiter le monde de son mystère, Christian Bobin s’est glissé, « cœur précieux », aux côtés de la sainte. Jusqu'à doubler l'âme de celle qu'il a nommée la Dame blanche. Jusqu'à en épouser les moindres subtilités.

   Ainsi, peut-être, « le cristal irisé » de la Dame Blanche nourrit-il secrètement en Christian Bobin son « espoir de l'immortalité ». Ou encore son désir d'entendre la Dame Blanche lui dire : « Je serais sortie du paradis pour t'ouvrir, si j'avais su que tu étais là. »

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


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