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Patrick Lapeyre, acte 4

Publié le 16 novembre 2010 par Irigoyen
Patrick Lapeyre, acte 4

Patrick Lapeyre, acte 4

C'est l'un des romans les plus obsédants qu'il m'ait été donné de lire. Par ces mots, je pourrais vous donner l'impression de parler du dernier thriller à la mode. Que nenni. Si ce livre m'a tant frappé c'est parce qu'il capte, selon moi, l'esprit d'une époque en concentrant ses dérives dans un seul et même personnage.

Cooper est un homme seul, refermé sur lui-même, comme on en trouve souvent chez Patrick Lapeyre. A ceci près que, cette fois, l'auteur va plus loin dans la notion de confinement en utilisant le terme de « prisonnier ».

Depuis des années, Cooper est prisonnier d'un après-midi. Il ne peut rien y faire. Où qu'il aille, où qu'il s'arrête, il a son après-midi avec lui. Qu'il soit à table avec des amis, ou à la banque, pendant une réunion de travail, il arrive toujours un moment où, sans doute à cause d'un processus de fixation qui lui échappe, il retourne à son après-midi. On imagine bien que de vivre continuellement avec cette présence n'est pas sans conséquence sur ses rapports avec la réalité environnante et qu'il lui faut sans cesse se tenir sur ses gardes ; sachant que quelques-uns avant lui y ont laissé leur santé mentale. Aussi Cooper redouble-t-il de précautions. Ce qui ne l'empêche pourtant pas de temps à autre de se mettre à parler tout seul et de dire, par exemple, à haute voix : On verra ça la prochaine fois, comme s'il s'adressait à son après-midi.

Vous aurez noté d'emblée que le principal protagoniste de cette histoire est introduit par son seul nom de famille – on apprendra plus tard qu’il se prénomme Alex -. Comme si l’auteur souhaitait, via ce processus de dépersonnalisation, montrer que l’individu perd peu à peu son identité. On trouve bien sûr ce procédé chez d'autres écrivains – cf Jean-Philippe Toussaint -. Mais quand Patrick Lapeyre y a recours il me semble que c'est pour décrire une existence plus sombre qu'absurde. Encore que les deux ne soient pas incompatibles. Chaque chapitre – un peu comme dans Sissy, c’est moi – est un instantané des actions banales du personnage.

Cette description d'une existence sans relief, répétitive montre par contraste toute la douleur sourde éprouvée par Cooper. Celle-ci a une origine : la disparition de sa sœur. Cette dernière n'est pas morte, non. Elle est partie de l'autre côté de l'Atlantique. Le frère n’en a pas fait son deuil.

Un homme qui passe sa vie à attendre sa sœur est aussi incongru et déconcertant qu'un homme qui marcherait au plafond. Il devient inévitablement un sujet de préoccupation pour son entourage, qui ne manque pas une occasion de lui demander s'il est toujours en train d'attendre et s'il n'a besoin de rien, comme s'il s'agissait d'une maladie. Sans parler de certaines allusions plus ou moins blessantes, dont il peut d'autant moins se défendre que les raisons de sa conduite ne regardent que sa sœur et lui.

Cette sœur, absente, est en fait omniprésente dans ce livre. Elle est un personnage lointain, mais étouffant. L'amour porté à cette absente est bien plus complexe que celui qui unit deux enfants. Ici, l’auteur aborde le thème de l'inceste. On comprend, au fil du livre, que cette relation est ancienne, qu'elle s'explique, sans se justifier pour autant :

Les derniers temps, Emma Cooper – la maman de Louise et d'Alex – était devenue une grosse femme tyrannique et intempérante qui passait ses journées à boire du vermouth dans sa chambre en regardant la télévision et semblait se soucier comme d'une guigne du sort de ses enfants. Il lui arrivait même, les jours où elle était un peu déphasée, de confondre Alex – le fruit de ses entrailles – avec M. Fernandez qui s'occupait de la maintenance de l'immeuble. Ce qui n'empêchait certes pas son fils de la prendre dans ses bras, mais lui-même ne savait plus très bien qui il tenait contre lui.

Ce passé, ce présent privent Alex Cooper de tout horizon. Il en a toujours été ainsi, à lire ce qu'en dit Patrick Lapeyre qui, une fois encore, manie avec brio les contrastes. Voyez, dans le passage ci-dessous, comment la lourdeur d'une situation est presque évacuée par l'intervention de l'écrivain. Je trouve que cela témoigne d'une vraie compassion pour des personnages dont la différence ne doit pas nous les faire tenir à distance. C'est en ce sens que l'auteur rapproche les lecteurs de ceux qu'il met en scène.

Après avoir timidement caressé le rêve d'être orientaliste, il avait finalement décidé, pour des raisons trop longues à expliquer, d'entamer des études des sciences économiques, et s'était retrouvé chargé d'études au siège d'une banque parisienne. Une fois qu'on a dit ça, on a à peu près tout dit sur le sujet. Car sa fonction de chargé d'études est plutôt un rôle de composition qu'un destin personnel. Ce qui explique sans doute une carrière en demi-teinte.

A regarder de plus près, Alex Cooper n'est pas le seul à souffrir de cet isolement. Car dans son entourage professionnel il y a un certain Thierry Masséna, habitué des relations tarifées avec les filles. Et n'oublions pas Louise, la fameuse sœur qui vivote et dont l'auteur évoque l'aventure avec Bob, ouvrier chauffagiste.

Tous souffrent donc de cet isolement, de cette mise à l'écart. Mais le personnage principal est finalement le seul dont l'état pathologique est expliqué sans détour.

Sauf que des prisons comme la sienne, qui sont des prisons spéciales, avec des murs invisibles, on ne s'évade pas souvent.

Il y a parfois des lueurs d'espoir. Quand sa sœur lui « envoie » une de ses amies, Cooper se plie de bonne grâce à sa « réception ». D'autant que ladite personne ne lui est pas du tout indifférente. Mais là où d'autres iraient plus vite en besogne, lui ne se projette pas. Il est dans l'incapacité d'envisager les choses ne serait-ce qu'à court terme. Alors, il gère comme il peut et comme il a souffert, il préfère ne pas s'exposer.

Aussi se garde-t-il, pendant ses déjeuners avec ses amis, de faire la moindre allusion à sa nouvelle configuration sentimentale. Fidèle en cela à ce principe, auquel il s'est tenu jusque-là sans déroger, de faire l'impasse sur tous les sujets intéressant sa vie personnelle. Cooper est d'autant moins tenté de se laisser aller aux confidences qu'il sait pertinemment que les relations platoniques sont celles qui suscitent le plus de sarcasmes et de plaisanteries triviales. Il préfère donc encore passer pour un raseur ou un cachottier dont on ne pourra jamais rien tirer, si c'est le prix à payer pour couver ses pensées.

L'homme-sœur est un roman de l'attente. Attente de quelque chose qui pourrait bien ne jamais arriver. Tout cela est paralysant. Mais le personnage pense qu’il n’existe pas sans sa sœur. Nous savons bien, nous lecteurs, que le retour de cette dernière ne résoudrait rien. Que Cooper ne pourrait s'en sortir qu’en passant à autre chose. Peine perdue puisque tout le ramène à cette absence :

comme si attendre sa sœur pouvait devenir un emploi du temps complet

Cooper est un homme qui tombe. Et nous assistons impuissants à cette lente chute...

Toujours plié en deux, il se dirige alors vers la canapé avec sa bouteille de Martini et ses tranquillisants, allume au passage la télévision, et commence par prendre un comprimé dosé à dix milligrammes, qu'il prépare soigneusement en deux telle une hostie ; puis il s'allonge sur le côté en attendant que les molécules fassent leur effet et que quelque chose de froid l'engourdisse et lui dulcifie les nerfs. Au bout d'un moment, comme il ne voit toujours rien venir, il avale l'autre moitié du comprimé.

à cette destruction que constitue l'éparpillement de soi.

Vu de l'extérieur, on a même le sentiment que le moi central de Cooper – son moi adulte – ou bien est tombé en morceaux, ou bien est parti sans laisser d'adresse, et qu'à sa place une espèce d'entité secondaire, infantile et dépressive, est en train d'expédier les affaires courantes.

Louise finit par rentrer. Cela résout-il les choses ? Ce serait simplifier le propos de Patrick Lapeyre. Ce qui me plaît tout particulièrement dans ce roman, c'est que ce retour vient cueillir un homme qui est peut-être en train de tourner la page. Il s'agit d'une forme d'évolution, très lente.

Peut-être qu'il avait trouvé un arrangement avec son attente, peut-être qu'il n'y pensait plus et qu'il était soulagé de mener une vie sans but et de suivre docilement le fil des jours comme s'il lisait le journal.

En lisant ce livre, vous aurez peut-être vous aussi le sentiment d’être un équilibriste, d’être sur le fil du rasoir.

Patrick Lapeyre sait incontestablement installer un climat et maintenir l’attention du lecteur sans jamais céder à une quelconque facilité d’écriture. Celle-ci est toujours finement travaillée tout en donnant l’impression d’être constamment légère.

L’art maîtrisé du contraste.


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