L’enfant reposa le journal et resta là, immobile. Il ne dit rien, absolument rien. Il resta là, c’est tout. C’est vers une heure du matin qu’une infirmière remarqua sa présence sur les banquettes. Les yeux grands ouverts, il ne dormait pas. Elle le reconduisit gentiment à sa chambre et lui donna un somnifère. Le lendemain il eut la visite d’une assistante sociale qui lui parla pendant longtemps, mais il ne comprit pas grand chose à tout ce qu’elle lui raconta. Il retint simplement qu’il irait dans quelques jours dans un centre de revalidation à Gap, puis après qu’on essayerait de lui trouver une famille d’accueil, où il pourrait vivre jusqu’à ses dix-huit ans. Il ne dit rien, ne manifesta aucune révolte ni d’ailleurs aucune réaction. Il laissait faire le destin. Dès lors, quand cette dame fut partie, il se coucha sur son lit et resta là sans bouger. A un certain moment, deux grosses larmes roulèrent sur ses joues, qu’il essuya bien vite. Et ce fut tout. Il intériorisa sa douleur au point que les infirmières s’inquiétèrent de sa passivité.
Mais la nuit qui suivit, il fit un cauchemar. C’était toujours le même rêve, en fait. Il y avait un point d’eau, un peu comme une grande fontaine et Pauline se baignait. Elle riait aux éclats et essayait de l’asperger, mais lui reculait à chaque fois en maugréant car il était de mauvaise humeur sans trop savoir pourquoi. A un moment donné, la fontaine s’était mise à déborder et l’eau avait tout envahi, au point qu’ils s’étaient retrouvés au milieu d’un véritable lac. Après, il ne sait plus. Il est emporté par des tourbillons, Pauline également, tandis que dans le lointain il entend sa mère crier. Il a dû s’évanouir dans l’eau car quand il se réveille il est sur une plage et à côté de lui un fleuve bouillonnant se jette dans la mer. Il est seul et il sait qu’il en sera toujours ainsi désormais. Passe alors un vieux monsieur avec une canne qui lui dit de faire attention aux serpents, car ceux-ci pullulent dans les bruyères qui couvrent les dunes. Il lui demande s’il n’aurait pas connaissance d’une maison où il pourrait s’abriter pour passer la nuit. Le vieux monsieur lui indique vaguement une direction, alors, plein d’espoir, il se met en route à travers les dunes. Dans le lointain, il entend le bruit des vagues qui se retournent sur la grève. Après avoir marché longtemps, il trouve enfin la maison, mais elle n’a pas de porte principale. Il fait le tour de l’habitation, intrigué, et découvre, sur le côté latéral, un passage qui s’enfonce sous les fondations. Il y pénètre et se retrouve dans un souterrain. Il marche dans le noir en tâtonnant et tout au bout il découvre un escalier qu’il gravit comme il peut, car les marches en sont glissantes et il faut faire attention. Il vient alors buter contre une porte fermée à clef et se rend compte à ce moment qu’il est dans la maison de la Courtine. Puis il réalise que sa sœur n’est plus là pour dire que la serrure ne tient que par des vis. Il réalise qu’elle ne sera plus jamais là et sa mère non plus. Alors il prend peur, là dans le noir, et il se met à hurler, à crier son désespoir. Il a l’impression qu’il est enfermé dans un tombeau et qu’il ne pourra plus jamais en sortir. Il crie si fort que la lampe s’allume et que deux infirmières font irruption dans sa chambre. C’est la fin du cauchemar. Mais alors il se met à pleurer abondamment. Il n’en peut plus et ses larmes coulent sans arrêt, comme coulait dans le rêve la rivière qui a emporté Pauline et sa mère.
Plusieurs jours ont passé, plusieurs nuits aussi. Pour le distraire, on a installé une télévision dans sa chambre, mais il ne la regarde pas vraiment. Il est retourné dans la salle d’attente du corridor, il a subtilisé « La Provence » et en cachette il relit sans arrêt l’article de presse. A chaque fois, il est scandalisé par le fait qu’on félicite les gendarmes pour leur intervention alors qu’indirectement ils sont à l’origine de l’accident. Il se sent coupable aussi. Coupable puisque c’est en partie à cause de lui que sa mère s’était enfouie. A moins que ce ne fût que pour protéger Pauline… Il n’aurait jamais la réponse à cette question. Tout ce qu’il sait, c’est qu’il a tout perdu. Il fait encore parfois des cauchemars, mais ils sont moins fréquents et moins violents. Demain, il doit partir pour Gap et le centre de revalidation. On lui a dit qu’il serait au milieu des montagnes, qu’il y avait déjà de la neige sur les sommets et que ce serait magnifique à voir. Une nouvelle vie va commencer. Il s’endort avec la télévision allumée. Dans son demi-sommeil, il entend vaguement un concert de musique classique. Puis, soudain, il se redresse, le cœur palpitant. Une soliste est en train de jouer du violoncelle. Il reconnaît le timbre de l’instrument, il reconnaît le morceau, il l’écoute jusqu’au bout, transporté dans un autre monde. Comme cette musique lui parle, comme elle évoque des souvenirs ! De sa voix déchirée, le violoncelle évoque sa propre douleur à lui, l’enfant, et raconte toutes ses peines, présentes et passées. Alors, de les entendre ainsi exprimées, sublimées par l’art, ces peines et cette douleur semblent soudain prendre un sens. Lequel ? Il ne saurait le dire, mais elles prennent assurément un sens, sans doute parce qu’elles sont extériorisées et non plus contenues au plus profond de lui. Et soudain il se sent mieux. Il vient de trouver une échappatoire, il vient de trouver une raison d’espérer.
Maintenant il sait ce qu’il va faire dans les prochaines années. Il va attendre ses dix-huit ans et dès qu’il aura atteint sa majorité, il partira, il quittera cette famille d’accueil qu’on va lui donner bientôt, mais qui ne sera jamais sa vraie famille. Alors, il ira sur les routes et se rendra dans la Creuse. Là, il retrouvera la maison, la longera sans y entrer car ce n’est pas sa maison, même si un jour il en a eu la clef en poche. Il prendra la direction des bois et s’enfoncera dans la grande forêt. Il empruntera le petit chemin, traversera la rivière, puis partira à la recherche de la clairière. Il lui suffira alors de descendre la pente et de marcher jusqu’à la ferme, qui apparaîtra dans la brume. Et Elle, elle sera là, avec son violoncelle. Ce sera le matin et elle portera son pyjama bleu à rayures blanches, comme la dernière fois. Elle lui sourira et lui jouera cet air qu’il vient d’entendre et qu’il connaît si bien. Et si ce n’est pas vrai, si elle n’est pas là à l’attendre, cela ne fait rien. Car c’est quand même de l’ordre du possible et savoir que peut-être il la retrouvera un jour, va lui permettre de survivre et de traverser toutes ces années qui vont ressembler, il le sait déjà, à un désert aride, un désert où ne coulera même plus cette fois la moindre rivière. Et si elle est partie ailleurs, bien loin, il la cherchera de par le monde et si malgré tout il ne la retrouve pas, alors il se fera musicien, pour exprimer sa peine à l’aide d’un violoncelle.
Fin