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Ce roman est dénué de toute part des choses - Reinhard Jirgl, Renégat, roman du temps nerveux (trad. Martine Rémon - Quidam Editeur, 2010) par Antonio Werli, François Monti, Olivier Lamm
Publié le 08 novembre 2010 par Fric Frac Club
Hitchcock aimait les titres en un mot qui avaient l'air d'encapsuler parfaitement l'ambiance ou le ton de ses films, Frenzy, Vertigo, Psycho. Le romancier allemand Reinhard Jirgl choisit Renégat (certes sous-titré d'un explicite descriptif : « roman du temps nerveux »), il aurait pu opter pour Tension. Évidemment, cette tension-là n'a rien d'hitchockienne. La tension jirglienne, c'est, sur le papier comme dans les airs et dans les ondes, celle d'une langue que Jirgl étire jusqu'à la faire claquer (et claquer, et re-claquer). C'est, évidemment, celle des situations traversées par ses personnages. C'est aussi celle entre le monde contemporain, infiniment indicible, et les langues pour le lire, le dire, et l'écrire, toute entière contenue dans le syllogisme absurde qui ouvre le roman : « Je ne suis pas un condamné. Jamais je n'ai eu à purger de peine, aussi n'ai-je jamais été libéré. »
De cette langue qui saute de la graphie à l'œil du lecteur à n'importe quelle page ouverte, il convient d'en dire la singularité, en premier. Elle déforme et reforme – dans le passage au français, épique et somptueux labeur de Martine Rémon – au moins deux flagrants aspects de l'allemand directement visibles depuis le français : la majuscule du nom propre et l'accumulation/agglutination. Jirgl forme une voix écrite (héritée de son immense prédécesseur Arno Schmidt, et qui se place à ses côtés avec les composeurs tels que Gadda, Gass, Guyotat, Sada, etc.) dans un système inflexible de signes, de graphies, de motifs, de repères typographiques, syntaxiques et langagiers, un système à la rigueur ne supportant presque aucune entorse : selon une minutieuse arithmétique, le « und » (« et ») devient « u » (« é ») ou « & » ; le « eins » (« un ») devient « 1 » à en parasiter plusieurs mots (« chac-1 », « 1nique ») ; des espaces s'insèrent entre les lettres de mots précis ou au contraire les contractent ; des objets, des concepts s'incarnent en majuscules ; la ponctuation (interrogative et exclamative), placée juste avant, marque un mot ou un groupe de mots, et non une phrase entière en étant placé à la fin selon l'usage, etc. Ces procédés désencombrent les mots et les phrases de leur ambivalence naturelle pour coller au plus près du sens voulu par le narrateur (et éviter la contamination que la communication commune à/de la masse peut produire – doit-on y lire une nécessaire contradiction individu/société ? Ce n'est peut-être pas si simple, comme nous le verrons plus loin). Au point que les possibles jeux de mots, mots-valises phonétiques, bidouillages langagiers sont expressément signifiés (par des brisures, des contractions, des accumulations, des scissions), annulant toute tentative de lecture du type lacanienne, qui deviendrait ici aussi absurde que les folies adamiques de Jean-Pierre Brisset. Cela produit d'abord un effet artificiel, mécanique sur un discours qui se donne pourtant totalement organique, mais permet dans un second temps, pour qui voudra bien accéder à la logique de Jirgl et à la logique de l'existence émotionnelle, physique et mentale du journaliste-narrateur du roman, à l'appui d'une lecture critique, politique, culturelle du roman, de dévoiler une authentique réflexion sur le langage, l'écriture, la transmission des émotions et de la mémoire, la communication. En fait, il n'y a pas de vérité ou de sens occultes, originels à lire derrière les marques de Jirgl : il y a la tension pure qui passe avant toute chose par le nerf optique, et se raccorde ensuite à l'encéphale et la moelle épinière du lecteur.
La tension est donc surtout celle que ressent le lecteur, confronté à la diatribe gorgée de tout (mots et idées) qu'il a sous les yeux et dans l'oreille. La lecture doit sans doute être un sport de combat. Elle l'est pour Renégat ; pour aller avec le livre (pas seulement jusqu'au bout) il faut batailler avec (plutôt que contre) profusion verbale, délires et philosophie, commentaires et rencontres inévitables d'un texte authentiquement monstrueux. Il est aussi nécessaire de lutter contre soi-même, ses propres tableaux idéologiques, ses propres schémas à deux pôles pour ne pas tenter de déchiffrer une part des choses dans les torrents d'idées des personnages, plus singulièrement un journaliste « en rupture de ban » alcoolique et déprimé dont la rage paraît tour à tour (et selon les lecteurs) légitimée et pathétique, juste et infâme. Il pourvoit autant de pépites à citer dans les dîners (ou dans les statuts FB) que d'idées reçues glaçantes ou de diatribes horripilantes. Il avance sur le fil du rasoir, en même temps que le lecteur. Il oscille entre la séduction que les énoncés rageux-limite-nihilistes-en-ébullition opèrent dans son cerveau enragé et le dégoût d'une misanthropie qui peut instaurer un certain malaise (avons-nous seulement besoin après Thomas Bernhard, Broch et Musil, d'une nouvelle portée de misanthropes germanophones ? Vraiment ?). De fait, Jirgl ne semble pas vraiment miser sur la substance empathique de la littérature, et n'escompte aucun mimétisme entre son sujet et ses lecteurs. Son intérêt est ailleurs. Qui est son personnage ? Un écrivain déchiré entre un devenir avorté de poète et un journaliste désespéré de l'impuissance du commentaire, un scoliaste-sniper de son temps qui allègue à tout va et tire les idées comme des projectiles, finalement forcé à tout inverser, à lire les pavés du réel comme métaphores des mots supposés le décrire et à se perdre dans un labyrinthe langagier. Dans sa besace pleine à craquer, tout s'emmêle : les jargons, les bons mots et le vomi, les facilités ordurières comme les éclats dignes de Foucault ou Debord (comme avec le prince Situ, on ne se figure presque jamais le sujet des commentaires, mais on perçoit mieux le monde), les néologismes et les allégories de tout (géologie, cuisine, ontologie, micro-macro-économie, abstractions post-structuralistes, etc., etc.), et les fulgurances poétiques et musicales qui résonnent dans la bouche, par-delà de la graphie, comme sonne le plus pur cristal. Ce qui étonne d'ailleurs dans cette installation, c'est la fonction essentielle des inventions et autres « manifestations graphiques » (ces mutations typographiques et désagrégements des mots du dico, dont nous parlions plus tôt) plus typiquement littéraires qui font la sève et l'originalité de la littérature de Jirgl depuis plusieurs livres dont son précédent roman traduit en français Les Inachevés ; car contrairement au déluge criard et assourdissant du narrateur, cette poésie-là fait un calque de sursignifiance littéraire plutôt que du bruit et de la fureur. Ce dispositif permet d'ouvrir la brèche sur des vides interprétatifs que le lecteur peut investir, que Jirgl lui permet enfin d'investir. Perlant à la jonction purulente entre les deux blocs sémantiques emmêlés (hypersignifiant vs +/-hyposignifiant), la tension littéraire est alors terrible.
Ce qu'elle incarne en plein, c'est le temps nerveux du sous-titre dans lequel se meuvent les créations humaines et verbales de l'Allemand. La majeure partie du livre se déroule entre 2000 et 2004 (plus particulièrement la période 2000-2002), une dizaine d'années après la réunification allemande. Jirgl aurait pu en faire un bilan, une de ces sempiternelles reconstructions pseudo-historiques façon fresque-romanesque-qui-éclaire-les-parts-d'ombre-de-notre-histoire. Évidemment, ce n'est pas de cela qu'il s'agit. L'éditeur annonce, en quatrième de couverture, deux personnages centraux (l'un l'est tout de même nettement moins que l'autre), un ex-garde frontière de la RDA et notre fameux journaliste narrateur, qui a grandi en RFA. Le garde-frontière, pourtant peu réjoui de sa vie derrière le rideau de fer, semble basculer vers une plus grande dépression après la chute du Mur et se mue mystérieusement et contradictoirement en passeur d'immigrés clandestins en provenance de pays de l'Est aux destins plus funestes. La RDA était une prison dont il ne rêvait que de sortir et badaboum, on le retrouve au cœur de Forteresse Europe.
Jirgl aurait aussi pu nous servir l'histoire du choc entre le monde socialiste et le monde capitaliste à travers les destins d'un péquin oriental post-89. Il n'en a pas besoin : le choc made in the west s'y épanouit déjà, à l'ouest, chez un journaliste d'Hambourg. Mal vu de ses collègues pour ne pas croire au socialisme démocratico-républicain, cet ancien membre de communautés post-hippies ne cadre idéologiquement ni avec l'esprit dominant (ca$h ca$sh ca$h et chrétienté) ni avec l'esprit grégaire de ce qu'il avait cru être ses camarades alternatifs. Le portrait qui se dégage de cette Allemagne juste avant la chute du Mur est celui de deux blocs qui s'opposent sur un plan théorique mais qui se rejoignent dans la pratique : d'un côté contrôle étatique des consciences, de l'autre contrôle économique. En ce sens, les temps nerveux post facto sont l'autopsie d'une illusion : non, la réunification n'a pas supposé un processus de sélection du meilleur des deux mondes aboutissant à une belle et juste synthèse – et l'écriture accumulatrice (les -,–, =, +, /, | et autres signes de liaisons/unions syntaxo-typographiques) semble confirmer ou appuyer les difficultés, voire impossibilités, de l'agglutination, du synthétisme culturel et politique : l'écriture de Jirgl les dévoile sans fards ni ambivalences et, paradoxalement, elle rend effective la mixture en figeant ce qui l'empêche ou la précipite. Si, dans le roman, personne ne semble regretter la RDA, tous semblent sous l'emprise psychologique de l'ascendance mammonienne de l'Allemagne des années 2000. Certains s'y épanouissent comme des poissons dans l'eau, pas les personnages de Jirgl. À tel point qu'on s'interroge avec eux de savoir s'ils peuvent seulement vivre dans leur époque. Le côté carnassier de certains manieurs de capital, les problèmes mentaux, psychologiques, les structures de contrôle (économique ou familial) sont des horreurs identiques, à peu de chose près, à celles que le socialisme révolutionnaire prétendait combattre. Cet aspect du livre de Jirgl pourrait admettre une double lecture : en même temps signifier l'échec d'une prétendue alternative et souligner qu'une alternative viable est autant à créer qu'absolument nécessaire. Et la nervosité, la tension, viendraient alors sans doute de la conscience qui étreint les personnages de voir toute alternative venir trop tard. À juste titre, les réflexions sur l'effondrement, la ruine et les friches viendraient accentuer le désenchantement. Pire encore : la crise de nerf est en réalité internationale – on passe du 11 Septembre à l'Afghanistan et à l'Irak, Jirgl ne nous le laisse pas oublier. Derrière la colère exprimée face à cette guerre contre le terrorisme, difficile de ne pas lire en filigrane le malaise ressenti par beaucoup d'Allemands au départ de la première mission militaire de leur armée dans un pays effectivement en guerre depuis la défaite nazie. La lecture locale (Allemagne au tournant du XXIe siècle) s'impose comme essentielle mais ne suffit pas : point de bilan ou d'état d'une société donnée ; la tranche politique, culturelle et historique ne permet pas de cerner complètement le projet romanesque de Reinhard Jirgl. S'il s'appuie sur l'histoire récente et l'ensemble des enjeux contemporains, Renégat établit surtout un portrait psychologique de son temps, de notre temps. La finesse politique et sociale compte moins que la férocité de l'image. Alors que l'Allemagne qui domine médiatiquement ces temps-ci est celle du moteur économique, de la rigueur budgétaire, de l'exportation, de l'épargne et de la mort de monsieur multikulti, ce portrait sauvage des temps nerveux est tout simplement salvateur. Un exercice d'hygiène mentale pour l'individu un poil trop indomptable.
Et nous touchons là le cœur du livre, pour en revenir au narrateur-auteur : individu indomptable, surnarrateur et marionnettiste, par la bouche de « certains » (comme le chauffeur de taxi qui prononce ces mots) est « tout de même devenu..... un type ignoble ». L'absurde syllogisme initial trouve son écho dans l'accumulation entière du roman – telle une résistance électrique prête à péter – et commence à faire de vraies étincelles brûlantes à quelques dizaines de pages de la fin : « Devenue renégate, la-Ville s'arrête à son origine ; libre, un mot qui ne vient pas à l'esprit ici. » Le grand complexe romanesque est motivé par l'impossibilité de naître au monde (impossible de devenir adulte comme ne cesse de lui reprocher sa spectrale ex-femme), n'être au monde qu'un grand « CRI », cri primal et cri qui annonce le trépas, qui pousse à la transgression et qui cherche la libération... L'une des ultimes phrases du roman, à la fonction cathartique évidente, est alors à lire, pour une unique fois avec tous les jeux & formules de lecture possibles et inimaginables : « Qui écrit est incapable de tuer. »
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