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Céphale et Procris, un Grétry enchanté par Guy Van Waas et Les Agrémens

Publié le 14 septembre 2010 par Jeanchristophepucek

Céphale et Procris, un Grétry enchanté par Guy Van Waas et Les Agrémens

François Boucher (Paris, 1703-1770),
Céphale et l'Aurore
, 1764.
Huile sur toile, 142 x 117 cm, Paris, Musée du Louvre.

Après la révélation constituée par la parution, au printemps dernier, de l'enregistrement de son Andromaque (Glossa, voir ), voici que s'ouvre le deuxième acte de la réhabilitation d'André Ernest Modeste Grétry (1741-1813) avec celle de Céphale et Procris chez Ricercar. Cette fois-ci, c'est à l'un des chefs qui a le plus œuvré, avec une admirable obstination, pour sortir le compositeur des limbes de l'oubli que revient l'honneur de présider à cette nouvelle résurrection. À la tête de deux merveilleux ensembles, les Agrémens et le Chœur de Chambre de Namur, et de six solistes, Guy Van Waas nous offre aujourd'hui de redécouvrir une partition dont vous allez voir qu'outre ses beautés, elle recèle bien des éléments qui en font, d'un point de vue historique, une œuvre importante.

Céphale et Procris, un Grétry enchanté par Guy Van Waas et Les Agrémens
J'entendais, très récemment encore, sur une radio française dédiée à la musique, un commentateur faire plus que la fine bouche après la diffusion d'un air de Céphale et Procris, au motif que " lorsqu'on connaît ce que fait Mozart, la musique de Grétry est difficile à défendre. " Remettons un instant les choses en perspective. Céphale et Procris a été créé à l'Opéra royal du château de Versailles le 30 décembre 1773, à l'occasion des festivités célébrant le mariage du comte d'Artois. Quelles sont les productions contemporaines de Mozart ? Assurément, ni Idomeneo, ni Don Giovanni, mais les plus modestes Lucio Silla (KV 135, création le 26 décembre 1772) et La finta giardiniera (KV 196, création le 13 janvier 1775), que l'on joue d'ailleurs presque aussi peu aujourd'hui que les partitions de Grétry. Si l'on veut vraiment se livrer au vain petit jeu des confrontations tout en comparant ce qui peut vraiment l'être, ce sont ces deux œuvres qu'il convient d'écouter, comme je l'ai fait, en parallèle de celle qui nous occupe aujourd'hui ; ce n'est pas forcément en défaveur de Céphale et Procris que le jugement tombera.

Céphale et Procris, un Grétry enchanté par Guy Van Waas et Les Agrémens
Cette parenthèse refermée, revenons à notre ballet héroïque. On en a dit beaucoup de mal, le considérant comme une partition conservatrice, une œuvre de circonstance décousue pour laquelle l'académicien Jean-François Marmontel (1723-1799) aurait conçu, à partir des Métamorphoses d'Ovide (VII, 661-865), un livret bancal et sans grand intérêt. L'argument, comme bien des fables mythologiques, est une histoire d'amours contrariées et de vengeances : Procris, nymphe de Diane, s'est détournée de sa maîtresse par amour pour le chasseur Céphale, aimé, lui, de l'Aurore. Aiguillonnée par la jalousie et dument déguisée, cette dernière prédit au jeune homme que la vengeance de Diane fera de lui le meurtrier de la jeune fille. Terrifié par cet augure, Céphale abandonne Procris pour se réfugier dans le palais de l'Aurore, qui lui dévoile ses sentiments et qu'il éconduit. La pauvre nymphe, elle, est torturée par le désespoir de l'abandon et les insinuations de la Jalousie. Elle finit par s'effondrer dans un buisson sur lequel, par méprise, le chasseur décoche une flèche. La vengeance de la déesse est accomplie, Procris se meurt, Céphale est tourmenté par les démons, mais l'Amour, deus ex machina, arrange tout ceci et unit pour toujours les deux amants fidèles.

Céphale et Procris, un Grétry enchanté par Guy Van Waas et Les Agrémens
Ce qui est frappant dans Céphale et Procris, c'est le mélange qu'il propose d'ancien et de nouveau. La tradition française s'y trouve représentée par le choix d'un sujet tiré de la mythologie, la présence de figures allégoriques (La Jalousie, L'Amour), ainsi que l'abondance des danses ; elle côtoie des éléments beaucoup plus " modernes ", qu'il s'agisse de l'agencement particulier du texte (le baron Grimm loue Marmontel d'avoir eu " la complaisance [...] de couper et de hacher ses vers pour les rendre plus propres à l'expression musicale "), de l'absence de prologue, et d'une musique faisant la part belle à une virtuosité qui sent clairement son Italie. Mais, en dehors de ces éléments formels, c'est bien le ton de l'ouvrage qui étonne et ouvre de fascinantes perspectives. En effet, l'héroïsme semble assez radicalement absent d'une partition qui semblait pourtant naturellement l'appeler ; le véritable cœur du drame est constitué, au-delà même des personnages qui les éprouvent, par les sentiments dont librettiste et compositeur se sont attachés à traduire au plus près les incessantes fluctuations. Il s'agit ici bien plus de toucher que d'impressionner, au moyen d'une musique qui, loin de toute sophistication excessive mais pleine d'invention, tend à un maximum de clarté mélodique et d'efficacité expressive, mettant l'accent, comme l'indique également le sous-titre de l'œuvre, L'amour conjugal, sur le fait que les émotions montrées sur le théâtre sont celles de chacun des spectateurs, et non pas seulement celles de quelques âmes élues. C'est sans doute cet alliage d'élévation et de commun, annonciateur du romantisme mais quelque peu déconcertant à l'époque dans ce type d'ouvrage, qui explique, en partie, l'accueil contrasté que reçut Céphale et Procris tant lors de sa création versaillaise que de sa reprise parisienne, le 2 mai 1775. Le caractère d'entre-deux de ce ballet héroïque, du point de vue de la forme comme de celui de l'esprit, n'est, en revanche, sans doute pas étranger à l'intérêt qu'il éveille chez l'auditeur d'aujourd'hui, d'autant que la vision qui nous en est proposée rend magnifiquement compte de toutes ses dimensions.

Céphale et Procris, un Grétry enchanté par Guy Van Waas et Les Agrémens
Même si aucune mention n'apparaît sur le coffret lui-même (la précision figure dans le livret), il me faut vous signaler, en préambule, que ce Céphale et Procris a été capté en public, ce qui explique les applaudissements qui, sans jamais être intrusifs, le ponctuent ici et là. Les qualités de la prise de son, précise, d'une belle présence, sans bruits parasites, ainsi que celles de la prestation des interprètes n'en sont que plus impressionnantes. La distribution vocale est globalement de très bon niveau et se signale notamment par une remarquable homogénéité, dont on se doute qu'elle a été soigneusement réglée et entretenue. Du groupe des solistes se distinguent néanmoins tout particulièrement le Céphale vaillant mais raffiné de Pierre-Yves Pruvot, la Procris toute de tendresse retenue de Katia Vellétaz, et la sensibilité frémissante de L'Aurore campée par Bénédicte Tauran. Les grands vainqueurs de cet enregistrement demeurent cependant, selon moi, le Chœur de Chambre de Namur et les Agrémens, qui, disque après disque et concert après concert, ne cessent de se bonifier. La discipline, la cohésion, et la musicalité du premier font de chacune de ses interventions un régal, tandis qu'on admire, tout au long de l'œuvre, la réactivité, la justesse, et la palette de couleurs du second, tant dans son rôle d'accompagnateur attentif des voix que dans les nombreux morceaux (ouverture, danses) où, seul en scène, il sait faire étinceler les multiples facettes de son talent. Guy Van Waas (photo ci-dessus) conduit ses troupes avec toute la sûreté qu'autorise sa parfaite connaissance de la musique de Grétry et le raffinement qu'elle exige. Sa direction ferme et précise souligne les contrastes de la partition, fait virevolter les danses, apporte aux moments les plus dramatiques la tension et la flamme qu'ils requièrent, laisse respirer et s'épanouir les plus tendres. C'est du très beau travail, amoureusement et finement ciselé, qui fait passer trop vite les presque deux heures et demie que dure l'œuvre.

Il y a fort à parier que ce Céphale et Procris ne fera pas beaucoup évoluer les avis concernant la musique de Grétry, même si on espère le contraire ; ceux qui estiment qu'elle constitue une des redécouvertes majeures de ces dernières années l'accueilleront avec la joie d'ajouter une nouvelle pierre à leur connaissance du compositeur, ceux qui la jugent convenue persisteront sans doute dans cette opinion, en ajoutant peut-être que cette partition n'a pas la foudroyante concision d' Andromaque. Il n'en demeure pas moins que cet enregistrement particulièrement réussi représente un jalon important pour l'appréciation que nous pouvons porter sur l'évolution du répertoire lyrique français du dernier quart du XVIII e siècle, et que la qualité de l'interprétation fait de son écoute un vrai moment de plaisir. Puissent Guy Van Waas et ses Agrémens, ainsi que les courageuses équipes du Centre de Musique Baroque de Versailles et du Palazzetto Bru Zane , acteurs majeurs de la redécouverte de Grétry, continuer longtemps à exhumer avec talent les trésors de la musique française que notre pays devrait rougir de persister à ignorer.

Céphale et Procris, un Grétry enchanté par Guy Van Waas et Les Agrémens
André Ernest Modeste Grétry (1741-1813), Céphale et Procris, ballet héroïque en trois actes, sur un livret de Jean-François Marmontel.

Pierre-Yves Pruvot, baryton (Céphale), Katia Vellétaz, soprano (Procris), Bénédicte Tauran, soprano (L'Aurore), Isabelle Cals, soprano (Palès, La Jalousie), Aurélie Franck, mezzo-soprano (Flore), Caroline Weynants, soprano (L'Amour).
Chœur de Chambre de Namur
Les Agrémens
Guy Van Waas, direction

2 CD [70'59" & 78'17"] Ricercar RIC 302. Ce coffret peut être acheté en suivant ce lien .

1. Ouverture

2. Acte I, scène IV : Duo " Donne-la moi dans nos adieux " (Céphale, Procris)

3. Acte II, scène I : Trio avec chœur " Dieux du printemps, dieux des bergers " (L'Aurore, Flore, Palès, la Cour de l'Aurore)

4. Acte III, scène III : Duo " Ah ! j'ai bien mérité l'injure " (Procris, La Jalousie)

5. Acte III, scène VII : Morceau d'ensemble " Ah ! barbare ! " (Les Démons, Céphale, Procris, La Jalousie)

Illustrations complémentaires :

Élisabeth Vigée-Lebrun (Paris, 1755-1842), André Ernest Modeste Grétry, 1785. Huile sur toile, Versailles, Châteaux de Versailles et de Trianon.

Alexandre Roslin (Malmö, 1718-Paris, 1792), Jean-François Marmontel, 1767. Huile sur toile, 64 x 53,5 cm, Paris, Musée du Louvre.

Jean-Honoré Fragonard (Grasse, 1732-Paris, 1806), Céphale et Procris, c.1755 (détail). Huile sur toile, 78 x 178 cm, Angers, Musée des Beaux-Arts.

La photographie de Guy Van Waas est de Jacques Verrees. Je remercie Laurent Cools, du Centre d'Art Vocal & de Musique Ancienne () de Namur, de m'avoir autorisé à l'utiliser.


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