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NOA NOA,"UN LIVRE POUR LIRE ET VOIR".PAUL GAUGUIN ET LE PRIMITIVISME.(suite)

Publié le 13 août 2010 par Regardeloigne

« II est extraordinaire qu'on puisse mettre tant de mystère dans tant d'éclat » (Stéphane Mallarmé, parlant de Gauguin,exergue du premier chapitre de noa noa)

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«  Pourquoi êtes-vous allé à  Tahiti ?

  J'avais été séduit une fois par cette terre vierge et  par sa race primitive et simple ; j'y suis retourné et je vais y retourner encore. Pour faire neuf, il faut remonter  aux sources, à l'humanité en enfance. L'Eve de mon choix est presque un animal ; voilà pourquoi elle est chaste,   quoique  nue.   Toutes   ces   Vénus  exposées  au Salon sont indécentes,  odieusement lubriques...

M. Gauguin s'arrêta brusquement de parler, la face un peu extatique tournée vers une toile pendue au mur, représentant des femmes tahitiennes dans la forêt cierge.

—• Avant de partir, reprit-il au bout de quelques secondes, je vais faire paraître avec mon ami Charles Morice, un livre où je raconte ma vie à Tahiti et mes impressions d'art. Morice commente en vers l'œuvre que j'en ai rapportée. Cela vous expliquera pourquoi comment j'y suis allé.

  Le titre de ce livre ?

  Noa Noa, ce qui veut dire, en tahitien,odorant ce sera : Ce qu'exhale Tahiti. » (L'Écho de Paris, 13 mai 1895.)

  

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Récit de voyage, témoignage de la vie de Gauguin pendant son premier séjour à Tahiti, commentaire de ses tableaux, le manuscrit Noa Noa occupe une place singulière dans l'œuvre de l'artiste. Il connut une histoire mouvementée, de sa genèse à sa publication.De retour en France, venant de Tahiti, le 3 août 1893, Gau­guin, vers la fin de l'année, avait entrepris de rédiger des sou­venirs sur sa première aventure océanienne

« Au milieu de tant de noirceur( l’auteur se refere ici à la vie de l’artiste), NOA NOA semble bien être la seule émergence de bonheur que Gauguin exprime autrement que par ses tableaux. Là est le Tahiti lumineux qu'il espérait trouver: parti pris de joie et de vitalité; émerveillement devant un pays et un peuple fascinants ; passion d'un homme de plus de quarante ans pour une Tahitienne de treize ans qui le rajeunit et stimule son art. NOA NOA gomme les affres de l'isolement, ceux de la maladie et du dénuement. Ombre et soleil, enfer et paradis, Gauguin a toujours été plus proche des premiers, et c'est aussi pour cela que NOA NOA, texte serein et rugueux tout à la fois, nous touche profondément.

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Mais la fatalité s'acharne sur cette œuvre brève autant que sur le peintre lui-même. Il faudra attendre soixante-trois ans pour que NOA NOA sorte de l'ombre et reprenne vie. Et si le chemin de Gauguin, plein de bruit et de fureur, fascine toujours, l'histoire du manuscrit de NOA NOA ne manque pas d'étonner. » j.marie dallet.preface à noa noa .edition avant & apres. tahiti.manuscrit de 1893.

C'est à Paris, en effet, que Noa Noa prend corps. De retour dans la capitale après deux années d'absence, Gauguin est bien décidé à reconquerir  sa place sur la scène artistique française. Lorsqu'il  quitta la France pour Tahiti, il était à l'avant-garde du mouve­ment symboliste en plein développement et, en revenant en 1893 avec soixante-six tableaux et plusieurs sculptures, il espé­rait que ce bagage - en plus de lui rapporter des fonds dont il avait désespérément besoin - saurait convaincre ses collègues de son grand talent et de ses capacités de production. Une fois rentré dans  son pays, il batailla pour faire comprendre et apprécier son art polynésien au public français. L'organisation d'une exposition à la galerie Durand-Ruel(qui fut un échec) lui offre l'occasion de faire connaître ses nouveaux travaux. Mais l'artiste a conscience que les œuvres rapportées de Tahiti ne peuvent être présentées sans un minimum d'éclaircissements.

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Il doit expliquer ces sujets inconnus et raconter simplement son expérience de Tahiti à travers des morceaux choisis de sa vie : sa découverte de l'île, ses aventures amoureuses avec de jeunes Tahitiennes et surtout sa vision intime du pays transcrite dans ses œuvres. Il veut, confie-t-il à Octave Mirbeau, lors du vernissage de l'exposi­tion, faire sentir qu'il a mêlé sa vie à celle des Polynésiens. Gauguin commence à rédiger Noa Noa dans la deuxième quin­zaine de septembre 1893, au moment où Durand-Ruel vient d'accepter de lui louer sa galerie. «Je prépare un livre sur Tahiti et qui sera très utile pour faire comprendre ma pein­ture», écrit-il à sa femme quelques jours plus tard. Mais la rédaction de Noa Noa est loin d'être achevée lorsque l'exposi­tion ouvre ses portes le 10 novembre 1893 ; elle se poursuivra jusqu'en mars 1894.

Oublié dans un grenier pendant plus de quarante ans, ce premier manuscrit qui ne porte encore aucun titre, restera longtemps ignoré. Le récit est rédigé dans un style journalistique, direct et imagé, livré au fil de la plume selon un trame de souvenirs choisis.C'est à partir de ce texte initial que sont élaborées les versions postérieures de Noa Noa.

 

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Mais Gauguin doute, à tort, de ses qualités d'écrivain. « Il n'est pas — comme il l'écrit à Daniel de Monfreid — du métier ».

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Il ne veut pas prendre le risque de rédiger seul un livre et  préfère confier la mise en forme du texte qu'il vient de rédiger à un professionnel de la plume . Le projet prend alors une dimension plus ambitieuse que celle d'un simple récit. Gauguin expliquera qu’il veut combiner deux approches  celle de l'expérience et celle de la connaissance poétique, pour écrire un conte barbare destiné à des civilisés

« Cette collaboration a eu de ma part deux buts. Elle n'est pas ce que sont les autres collaborations, c'est-à-dire deux auteurs travaillant en commun. J'avais eu l'idée, parlant des non-civilisés, de faire ressortir leur caractère à côté du nôtre, et j'avais trouvé assez original d'écrire (Moi tout simplement en sauvage), et à côté le style d'un civilisé qui est Morice. J'avais donc imaginé et ordonné cette collaboration dans ce sens ; puis aussi, n'étant pas comme on dit du métier, savoir un peu lequel de nous deux valait le mieux ; du sauvage naïf et brutal ou du civi­lisé pourri » (c’est moi qui souligne ici)

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II fait alors appel à son ami poète ,Charles Morice, qui est également journaliste dans des revues symbolistes et critique au Mercure de France.Gauguin le charge de réécrire avec lui le premier jet du manuscrit ; Il lui demande également de compléter le récit par sa propre vision de l'île,( que ce dernier ne connait d’ailleurs pas  !!). Les deux hommes travaillent ensemble à la rédaction du manuscrit pendant l'hiver 1893-189414 et c'est à cette époque que Gauguin trouve le titre du livre, Noa Noa, qui signifie « embaumé » ou « odorant » en tahitien. L'ouvrage comprend douze chapitres, où alternent la voix du conteur et la vision du poète. Morice remanie en profondeur le premier récit de Gauguin, l'alourdissant de circonvolutions et d'explications naïves, Le résultat est décevant, des poèmes originaux de Morice courant tout au long du texte n'arrangent rien, et noa noa perd en force et en originalité ce qu'il gagne en prétention.  

Le 3 juillet 1895, l'artiste repart pour l’Océanie emportant avec lui une copie inachevée . C'est elle qui forme le texte du manuscrit « dit du Louvre » préservé plus tard par Daniel de Monfreid et finalement offert par lui aux Louvre, après la mort du peintre et des démêles judiciaires avec sa famille

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. Le texte, alourdi et banalisé par Morice, est racheté par les admirables illustra­tions, photographies aquarelles, monotypes, bois gravés coloriés de la main du peintre dont beaucoup furent ajoutées lors du second séjour à Tahiti.Il porte le titre de Noa Noa/Voyage de tahiti.ildemeura dans la case de Gauguin aux Marquises jusqu'à la mort de l'artiste, survenue le 8 mai 1903. l’héritage de Gauguin, étant ramené à Tahiti pour être bradé aux enchères ,le manuscrit fut compulsé, parmi d’autres par  Victor Segalen ,alors jeune médecin de marine et  qui se  trouvait à bord du vaisseau .il  fut probablement le premier découvreur de Noa Noa.

Gauguin, de son ile, adjura par lettre Mme Morice de prier son mari qui continuait la rédaction à Paris de ne pas continuer à surcharger le récit et de n'en point gâter la saveur d'origine, par de nouvelles contributions poétiques, (lettre de février 1899).

« Je vous en prie, croyez-moi un peu d'expérience et d'instinct de sauvage civilisé que je suis. Il ne faut pas que le conteur disparaisse derrière le poète. Un livre est ce qu'il est... incomplet - soit... cependant — si par quelques récits on dit tout ce qu'on a à dire ou faire deviner, c'est beaucoup. On attend des vers de Morice, je le sais, mais s'il y en a beaucoup dans ce livre toute la naïveté du conteur disparaît et la saveur de Noa Noa perd de son origine. » (C’est moi qui souligne ici).

Morice passa outre. Dès 1897 il donne des extraits à la Revue Blanche et, en 1901, il réalise même, à compte d’auteur aux Editions de La Plume, un NOA NOA publié sous les deux noms et qui fit grincer des dents à l’artiste perdu au fin fond de l'Océanie. Morice garda aussi  pour lui le bénéfice de la publication.. Malgré tout le poète a conservé le manuscrit original. Il le vendra, en 1908, bien après la mort du peintre, au marchand d'estampes Edmond Sagot

il faudra attendre 1966 pour que Jean Loize publie chez l’ éditeur parisien, André Balland le NOA NOA écrit par Gauguin, accompagné de notes critiques

 

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«   Il existe donc deux versions de Noa-Noa, différant assez sensible­ment l'une de l'autre ; la première que l'on pourrait appeler version Morice, la seconde version Gauguin. Elles sont les deux rameaux diver­geant d'un tronc commun. Cette divergence, on a réussi à la faire remonter jusqu'à l'origine du livre, dont Morice s'attribue l'idée, tandis que Gau­guin la revendique. »rene huygue présentation de l’ancien culte mahorie.

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Dès l'origine du projet, Gauguin conçoit Noa Noa comme un livre à lire et à voir

De retour en Océanie ,à l’abri de toute contrainte éditoriale, l'artiste va user d'une entière liberté pour enluminer son manuscrit Pour un ouvrage qui n'est plus destiné qu'à lui-même, il compose un audacieux mélange d'une complète autonomie décorative formant un contrepoids visuel important au texte.Après avoir renoncé à recopier les poèmes de Morice, l'artiste préfère utiliser les pages blanches de son album pour introduire une abondante iconographie, réunie sous forme de séquences visuelles assez longues. Il puise dans la collection d'études, dessins et aquarelles qu'il conserve dans un carton.L'artiste introduit dans son album des gravures sur bois créées à des dates différentes. Il colle également plusieurs titres gravés et illustrés de son journal satirique, Le Sourire, paru àTahiti d'août 1899 à avril 1900. Cette iconographie postérieure à son premier séjour sur l'île constitue une manière originale d'élargir le champ chro­nologique de Noa Noa et de faire du livre une œuvre irréduc­tible à toute définition étroite du sujet et du genre.

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La succession et l'association des images ne suit aucune logique liée au sens du texte. Elles semblent placées au hasard, sans fil chronologique ni programme préétabli, l'ordre étant déterminé par des raisons purement plastiques et relevant de la seule décision artistique de Gauguin). L'enchaînement des images montre les liens de parenté existant entre des œuvres de styles divers. Gauguin cultive aussi cette vision de kaléidoscope(surrealiste ?) dans ses écrits, qu'il veut au plus près des rêves et de la vie, « toute faite de morceaux »

Dans un ultime manuscrit illustré, réalisé aux Marquises en janvier-février 1903, Avant et Après, il exposait ainsi sa conception de l'illus­tration, mise en pratique quelques années plus tôt avec NoaNoa : « Croquis de toutes sortes, au hazard ( !)] de la plume, au hazard de l'imagination ; tendances folles. Mais ce n'est pas de l'illustration. Pourquoi de l'illustration ? n'avez-vous pas la photographie ? Mais ce n'est pas sérieux ? Vous vous trompez -c'est ce qu'il y a de plus sérieux ; le reste c'est de l'exécution. L'instrument ne vient qu'après. »

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Du manuscrit ainsi  illustré, Gauguin espérait qu'il servirait avant tout à justifier son profond intérêt pour l'exotisme et le symbolisme qu'il avait découverts dans l'art des cultures océaniennes. Noa Noaa prend ainsi valeur de source pour une large part de ce que nous connaissons de la vie de Gauguin dans l'océan Pacifique Au contraire de ses lettres à sa femme et à ses amis parisiens, qu'il lui arrivait de censurer, le livre ornementé est un journal extra­vagant et fleuri de ses deux premières années à Tahiti. Les « contes » que Gauguin relate ici servent d'expli­cation à ses peintures ; les fragments de photographies, en parti­culier celles qui représentent une frise du temple bouddhique javanais de Borobudur, éclairent ses images; et les portions de gravures permettent de mieux connaître la vie et les inté­rêts du peintre pendant son séjour à Tahiti.

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« Depuis soixante-trois jours je suis en route et je brûle d'aborder la terre désirée. Le 8 juin nous apercevions des feux bizarres se promenant en zigzag : [des] pêcheurs. Sur un ciel sombre se détachait un cône noir à dentelures. Nous tournions Moorea pour découvrir Tahiti. Quelques heures après le petit jour s'annonçait et lentement nous approchions des récifs de Tahiti pour entrer dans la passe et mouiller sans avaries dans la rade. Pour quel­qu'un qui a beaucoup voyagé, cette petite île n'a pas comme la baie de Rio de Janeiro un aspect bien féeri­que. Quelques pointes de montagne où, bien après le déluge, une famille a grimpé là-haut, a fait souche ; les coraux ont ,grimpé aussi, entouré la nouvelle île.

À mon arrivée à Papeete mon devoir (chargé d'une mission) était d'aller faire ma visite au gouverneur le nègre Lacascade, célèbre par sa couleur, par ses mau­vaises mœurs, par ses exploits antérieurs à la banque de la Guadeloupe, récemment par ses  exploits aux îles Sous-le-Vent.

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Malgré toutes les récriminations du roi Pomaré, les cris de la colonie française à Tahiti, cet homme néfaste et incapable était inamovible. Partout dans le ministère on répondait invariablement « dettes à payer ». N'obtenait une place du souverain distributeur que celui qui avait une femme ou une fdle à lui offrir. De part et d'autre quelle vénalité.

. Ce fut donc avec tristesse, et peut-être l'arrogance du dégoût sur le visage que je fis ma visite chez le gouverneur, le nègre Lacascade.

Je fus reçu avec courtoisie, du reste étant annoncé •; comme   peintre  par  le   ministère   des   Colonies,   avec défiance. Ce métier rare à Tahiti étant peu. probable,  Celui d'espion politique plus supposable

[Variante : A dix heures du matin je me présentai'•: chez le gouverneur Lacascade qui me reçut comme un I homme d'importance à qui le gouvernement a confié I une mission  (en  apparence  artistique)  mais   surtout d'espionnage politique. Je fis tout mon possible pour dissuader le monde politique, ce fut en vain. On me croyait payé,  j'assurai le contraire.]

Je me retirai : ce fut tout. Et tout le monde à l'envi de me croire autre chose que je n'étais. Et cependant j'avais des cheveux longs, point de casque blanc et surtout d'habit noir. J'eus beau déclarer que je n'avais pas de subsides du gouvernement, que j'étais pauvre, artiste seulement, tout le monde se tenait sur le qui-vive. C'est que dans une ville comme Papeete il y a beaucoup de partis : gouverneur, maire, évêque protes­tant, missionnaires catholiques, et Mesdames..paul Gauguin .noa noa

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Avant son départ pour Tahiti, Gauguin s'était forgé une image idéalisée du pays, dont il avait lu des fabuleuses évocations dans les récits des navigateurs explorateurs comme Cook et Bougainville. Il imaginait probablement en débarquant à Papeete vivre à son tour dans un monde idyllique encore préservé, une oasis à la Rousseau en plein Pacifique. La  réalité, plus prosaïque, fut d’entrée une déception.

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Les expéditions successives, l'arrivée des missionnaires à partir de 1797, le protectorat français de 1842 et l'annexion de File par la France en 1880 ont eu raison, depuis la découverte de Tahiti par Samuel Wallis en 1767, des traditions et des croyances religieuses locales. LesTahitiens de 1891, que découvre Gauguin à son arrivée, se sont soumis de gré ou de force à l'autorité colo­niale, perdant irrémédiablement leur identité. Les religions catholique et protestante ont remplacé l'ancien culte et interdit certaines coutumes jugées barbares. Quelques superstitions subsistent encore, dont les plus fortes tiennent à la crainte de l'esprit des morts (les tupapau). Mais ce qui constituait la culture et l’orgueuil des populations, leur généa­logie qui faisait des Polynésiens les descendants des dieux, leurs coutumes, leurs cérémonies, leurs temples, ne sont plus qu'un vague souvenir.

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Comment Gauguin a-t-il eu l'idée de s'inscrire dans la recherche de cet héri­tage? L'artiste va consacrer les premiers mois de son séjour à accu­muler les «documents», dessins et études nécessaires à son travail, ainsi qu'à l'apprentissage de la langue tahitienne.
. En juillet 1892 il écrivait à sa femme : Je suis en plein travail, maintenant je connais le sol, son odeur et les Tahitiens que je fais d'une façon très énigmatique n'en sont pas moins des Maories et non des Orientaux des Battignoles (sic). Il m'a fallu presque un an pour arriver à le comprendre Parallèlement à ses observations quotidiennes, il développe ses investigations dans l'ancienne culture tahitienne en lisant et recopiant des extraits entiers du livre de Jacques-Antoine Moerenhout, Voyages aux îles du Grand Océan .René Huyghe a d’ailleurs cherché la clef de noa noa dans l’étude de ce livre dont Gauguin aurait tiréla totalité de son érudition et de ses citations. Il en est d’ailleurs résulté  un cahier illusté   ancien culte mahorie qui passa inaperçu à l’époque. Ce cahier antérieur au manuscrit contient pourtant de nombreux textes ou aquarelles qui figureront dans celui ci. Gauguin reprend ainsi avec des variantes, neuf illustrations d'Ancien Culte mahorie, dont une seule, figurant Vairumati enceinte - probablement sa vahiné Teha'amana -, est intégrée au texte sur l'ancienne religion maorie.

 

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Nous ne serions donc pas dans la légende va  que révèle la lecture du texte ;  pour celui-ci en effet l’acculturation de l’artiste et la révélation de l’âme maorie passent d’entrée par le mystère de la femme :

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L'homme maori ne peut pas s'oublier quand on l'a vu, ni la femme cesser d'être aimée quand on l'aime. Paul Gauguin sut aimer là-bas, et voir, plus puissamment que tout être avec deux gros yeux ronds, ces vivants ambrés et nus qu'il ne faut point,   pour   les   peindre,   comparer   à aucune   autre   espèce   humaine

La femme possède avant toute autre la qualité de l'homme jeune : un bel élancé adolescent qu'elle maintient jus­qu'au bord de la vieillesse. Et les divers dons animaux se sont incarnés en elle avec grâce. Ses membres ne sont pas faits des segments que balancent autour de nous les corps de nos âmes dites sœurs. De l'épaule au bout des doigts, la Maorie dessine, mouvante ou courbée, une ligne continue. Le volume du bras est très élé­gamment fuselé. La hanche est discrète et naturellement androgyne. Les hanches ne s'affichent   point   comme   une   raison sociale de reproduction, la raison d'être de   la   femme.   La   Maorie   n'est   point parente   au   « petit   mammifère »   de Laforgue, se dandinant, joyeux de se voir « délesté des kilos de ses couches ». Assez rare  chez  elle,   la maternité  est mieux portée.   La  cuisse  est  ronde,  mais  non point grasse; le genou, mince et droit, regarde bien en face, note Gauguin. Toute la jambe est un autre fuseau mouvant ; ou, immobiles, deux puissantes colonnes. Le pied,   grand,   élastique  sur une  sandale vivante, sait poser avec grâce. Les che­veux opaques, odorants, à peine ondulés, rejoignent   et   recouvrent   les   reins   qui pourtant seraient vus sans impudeur. Ils sont nets, dessinés pour progresser, ryth­mer le plaisir ou la danse. Épaules vastes et reins étroits, disait Gauguin, voilà ce qui distingue la femme maorie d'entre toutes les femmes. Victor Segalen hommage à paul Gauguin.

«Je cherche dans cette âme d'enfant les traces du passé lointain»

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Estimant sa première compagne, une métisse anglo-tahitienne nommée Titi, encore trop civilisée, l'artiste la quitte pour une jeune fille, native de l'île, âgée seulement de treize ans et demi, Teha'amana, ou Tehura, figure centrale du manuscrit .

Le texte nous narre que  Gauguin avait vite fui la petite capitale provinciale Papeete, qui ne lui offrait que la dérisoire contre­façon de la civilisation qu'il rejetait. Alors, un matin, dans la voiture prêtée par un officier, Gauguin était parti et, à quarante-cinq kilomètres de la ville, il s'était établi dans le district de Mataïea, avec d’un coté la mer et de l’autre la montagne. Pourtant, la solitude pèse à l’artiste ; il s'est fait des amis de ses voisins, mais : « A l’ombre des pandanus Tu sais qu'il est bon d'aimer ». Le voilà, un jour, qui part en quête à travers l'île ; le voilà dans la montagne, dans les vallées; puis, sur un cheval prêté par un gendarme, il trotte vers la côte orientale. A Fanoé, on l'invite à descendre et à manger. Tu cherches femme ? Veux-tu ma fille ? lui dit une Maorie ; un quart d'heure après elle revient avec une grande enfant, élancée, vigou­reuse. C'était Tehura (Teha'amana) : « cette enfant, d'environ treize années (équivalant à 18 ou 20 ans d'Europe) me charmait et m'intimidait, m'effrayait presque. »

 

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« Ma femme était peu bavarde, mélan­colique et moqueuse.

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Nous nous observions l'un l'autre sans cesse, mais elle me restait impéné­trable, et je fus vite vaincu dans cette lutte. J'avais beau me promettre de me surveiller, de me dominer pour rester un témoin perspicace, mes nerfs n'étaient pas longs à l'emporter sur les plus sérieuses résolutions et je fus en peu de temps, pour Tehura, un livre ouvert.

Je faisais ainsi — en quelque sorte, à mes dépens et sur ma propre personne — l'expérience du profond écart qui dis­tingue une âme océanienne d'une âme latine, française surtout. L'âme maorie ne se livre pas de suite ; il faut beaucoup de patience et d'étude pour arriver à la posséder. Elle vous échappe d'abord et vous déconcerte de mille manières, enve­loppée de rire et de changement; et pen­dant que vous vous laissez prendre à ces apparences, comme à des manifestations de sa vérité intime, sans penser à jouer un personnage, elle vous examine avec une tranquille certitude, du fond de sa rieuse insouciance, de sa puérile légèreté.

Une semaine s'écoula, pendant laquelle je fus d'une « enfance » qui m'était à moi-même inconnue. J'aimais Tehura et je le lui disais, ce qui la faisait sourire : — elle le savait bien ! Elle sem­blait, en retour, m'aimer — et ne me le disait point. Mais quelquefois, la nuit, des éclairs sillonnaient l'or de la peau de Tehura...paul Gauguin .noa noa.(C’est moi qui souligne ici).

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Tous deux rentrent à Mataïea. Alors commença selon l’artiste une vie pleinement heureuse. Peu à peu, si nous écoutons le texte, Tehura conduit le peintre à la pleine compréhension de son peuple par l'enseignement quotidien de la vie. La jeune fille parle,et fait renaître, des ombres de l'oubli, un peuple de dieux, Hina, la bienveil­lante et Taaroa qui est la clarté. Le soir, au lit, selon la cou­tume des longs bavardages nocturnes chers aux Tahitiens, Tehura parle. Gauguin retrouve en elle les traces du lointain passé, bien mort, socialement, mais qui persiste en de vagues souvenirs. «  Les dieux d'autrefois se sont gardé un asile dans la mémoire des femmes »... Elle sait par cœur les noms de tous les dieux du panthéon maori et comment ils ont créé le monde, comment ils aiment à être honorés ; elle nomme aussi les étoiles dans sa langue. parfois aussi dans la nuit propice aux revenants, Tehura reposerait à plat ventre, telle que Gauguin la peinte guettant pleine d’effroi le retour des tupapau,ces esprits des morts

Ainsi parlait Tehura, — et de ses récits allait naître Noa-Noa.

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« Mais voici la nomenclature tahitienne des étoiles. Je complète la leçon de Tehura à l'aide de documents trouvés dans un recueil de Moerenhout, l'ancien consul. Je dois à l'obligeance de M. Goupil, colon à Tahiti, la lecture de cette édition.

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Il n'est peut-être pas trop audacieux d'y voir l'ébauche d'un système raisonné d'astronomie plutôt qu'un simple jeu d'imagination.

Rua (grande est son origine) dormait avec sa femme la Terre ténébreuse. Elle donna naissance à son roi, le Sol, puis au Crépuscule, puis aux Ténèbres. Mais alors Rua répudia cette femme.

Rua (grande est son origine) dormait avec la femme dite Grande-Réunion. Elle donna naissance aux reines des cieux, les Étoiles, à Fa'ati, étoile du soir.

Le roi des cieux dorés, le seul roi, dormait avec sa femme Ta'urua. D'elle est né l'astre Ta'urua, Vénus, étoile du matin, le roi Ta'urua qui donne des lois à la nuit et au jour, aux étoiles, à la lune, au soleil, et sert de guide aux marins. Il fit voile à gauche, vers le nord et là, dormant avec sa femme, il donna naissance à l'Étoile Rouge, cette étoile rouge qui brille, le soir, sous deux faces...

Étoile Rouge, ce dieu qui vole dans l'Ouest, prépara sa pirogue, pirogue du grand jour qui cingle vers les cieux. Il fit voile au lever du soleil.

Rehua s'avance dans l'étendue. Il dor­mit avec sa femme Ura Taneipa : d'eux sont nés les rois Gémeaux, en face des Pléiades. Les Gémeaux sont assurément les mêmes que nos Castor et Pollux

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— Qui a créé le Ciel et la Terre ? Le Moerenhout et Teura me répondent

— Ta'aroa était son nom. Il se tenait dans le vide — avant la terre, avant le ciel, avant les hommes — Ta'aroa appelle, rien ne lui répond, et seul existant, il se change en l'Univers.

Les pivots sont Ta'aroa : c'est ainsi que lui-même s'est nommé. Les rochers sont Ta'aroa, les sables sont Ta'aroa.

Ta'aroa est la clarté, le germe et la base : l'Univers n'est que la coquille de Ta'aroa. C'est lui qui met tout en mouve­ment et règle l'harmonie universelle.

« Vous ! pivots, vous ! rochers, vous ! sables nous sommes. Venez, vous qui devez former la terre. »

Et il presse entre ses mains les roches et les sables et les presse long­temps : mais ces matières ne veulent pas s'unir. Alors, de sa main droite, il lance les sept cieux pour en faire le fondement du monde et la lumière est créée. Tout se voit, l'Univers brille jusque dans ses pro­fondeurs et le dieu reste extasié devant 

l'immensité. L'univers brille jusque dans ses pro­fondeurs et le dieu reste extasié devant l'immensité.

L'immobilité du néant a cessé ; la vie existe et tout se meut. »

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Teha'amana, incarnerait  ainsi  à la fois l'Eve exempte de culpabilité de l'Ëden tahitien et l'initiatrice privilégiée de son amant-peintre aux mystères de la culture polynésienne. 

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Le travail critique détruit pourtant cette belle légende que nous narre l’artiste

dans son manuscrit. On tout d’abord demandé  si la Teha'amana, de Noa Noa n’était pas qu'une fiction littéraire concentrant  sur elle tous les traits du caractère maori destinée à servir le dessein poétique de son auteur? Ne serait elle pas finalement que l'une des maîtresses de Gauguin, parmi bien d'autres, tout au plus son modèle préféré. Jean Loize en a publié une photo­graphie en regard du seul portrait d'elle auquel Gauguin a donné son nom (Les Ancêtres de Teha'amana).

D’autre part et selon selon René Huyghe, les mythes d’origine ne peuvent venir de la jeune fille :ils avaient disparu des mémoires et de toute facon, elle n’aurait pu apprendre ce qui ne se communique que dans le secret de l’initiation. Comme déjà dit, la véritable source que Gauguin cite d’ailleurs en passant dans le texte précédent n’est autre  que Moerenhout.

  

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«  Iln'y a plus de Tehura : il y a seulement J. A. Moerenhout dont les Voyages aux Iles du Grand Océan furent écrits à Paris entre deux séjours en Océanie et achevés le 22 juin 1835.

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Et c'est de son témoignage que Gauguin s'est servi. Au moment où le dernier harepo (prêtre), le dernier promeneur de la nuit, ainsi qu'on les appe­lait poétiquement, désespérait de confier à une mémoire humaine le trésor de la connaissance, il s'était trouvé un Européen dont la largeur d'idées, et le respect avaient gagné sa confiance. Sous sa dictée, cet Européen (semblable à Marcel Griaule recueillant de nos jours la mythologie des Dogon du Soudan qu'il a publiée dans le Dieu d'Eau) avait transcrit les croyances antiques. C'était vers 1830. Il en avait ensuite tiré la matière d'un livre.

Ce livre, Gauguin l'a connu, l'a lu, l'a recopié à son tour. L'Ancien Culte Mahorie n'est pas autre chose que le cahier où il a enregistré, soit mot à mot, soit en la résumant, la précieuse moisson dont il allait nourrir Noa'Noa. La légende de Tehura, créée par Gauguin, s'efface.

Devrons-nous faire grief à Gauguin d'avoir camouflé ses sources? Ce serait injuste : la fiction littéraire a ses droits ; l'œuvre d'art, livre ou tableau, permet à l'auteur de réaliser ce dont il rêve, de compenser la vie. Gauguin,

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devenu le Conteur, recréait sa vie tahitienne, mi-exacte, mi-embellie, plus conforme à son désir, plus proche des temps, hélas, déjà abolis où il aurait pu la trouver dans son indépendante splendeur, consciente de sa civilisation et de ses traditions. Cette Tahiti-là, il l'a poursuivie de toutes ses forces ; pour elle, il a fui Papeete, pour elle il a été mourir aux Marquises, à Atuana ; il ne l'a trouvée que dans le livre de Moerenhout, déjà agonisante ; à sa résurrection il a dédié son pinceau et son verbe.

Comme toujours là où la vérité gagne, la poésie perd. Tehura l'énigmatique, par qui parlait encore la voix des ancêtres, a dissipé son mys­tère ; elle n'est plus que l'Eve primitive de Gauguin, une Eve de treize ans qui n'avait jamais mordu aux fruits de l'Arbre de la Connaissance.

Mais Gauguin, lui, en est-il moins émouvant? Que non pas. Je sens encore davantage le tragique de sa destinée. Il a fui l'Europe, il a fui une civilisation qui avait le goût de mort ; il a tenté de rejoindre l'humain là où peut-être il était encore intact.

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Il s'est réfugié dans la millénaire Bretagne, il n'a pas trouvé ; il a été plus loin, à Panama, à la Martinique, il n'a pas trouvé ; alors il a rêvé d'aller plus loin encore, à Madagascar, — ou, mieux, au centre du fabuleux Pacifique, à Tahiti, puis aux Marquises, et là encore il n'a pas trouvé

Alors Gauguin a voulu sauver le mirage, pour lui-même d'abord, et aussi peut-être pour ceux qui de loin suivaient sa légende, et, du pinceau et de la plume, il a superposé ses songes à la réalité décevante ; il a voilé son atroce misère, son échec, sa déchéance, qui l'amènent à un moment à se faire, pour un salaire de misère, gratte-papier d'une administration et à ne plus peindre que le Dimanche, — qui l'amenèrent au seuil du sui­cide, manqué lui aussi.

La Tahiti de son rêve, qui s'éloignait, non seulement dans l'espace mais dans le passé, hors de toute portée, il l'a ressuscitée de ses seules forces, il l'a recréée par la puissance de son imagination.

Et c'est entre les pages déjà fanées d'un livre qu'il a poursuivi, la plume à la main, le fantôme de Tahiti, Noa-Noa, la parfumée, qu'il avait tant désirée et qui, déjà, depuis un demi-siècle n'existait plus.

rene huygue présentation de l’ancien culte mahorie. (c’est moi qui souligne ici)

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