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Les représentations de la science moderne dans l'utopie, à travers les oeuvres de Tommaso Campanella et de Francis Bacon (4)

Publié le 10 août 2010 par Zebrain

II – LA SCIENCE COMME POUVOIR : L'INGENIERIE UTOPIQUE

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La Renaissance est indubitablement l'époque des « ingénieurs » : les nouveaux Princes veulent des demeures à la mesure de leurs richesses, des armes à la mesure de leurs ambitions, des ressources à la mesure de leur territoire. Il leur faut des machines pour bâtir, extraire, transformer ou détruire. C'est de la nécessité politique que vont naître les principales branches de ce que l'on appelle les « sciences instrumentales », appliquées dirait-on aujourd'hui. Ainsi, en 1550, sous la plume alerte de Nicolo Tartaglia naît la balistique, ou l'étude des trajectoires des corps mobiles. En 1586, Simon Stevin, ingénieur néerlandais, redécouvre le plan incliné qui contribue à généraliser la notion de poids et de vitesse. Galilée invente le thermoscope en 1606. William Gilbert, médecin londonien, parvient à détecter de très petites attractions en posant un aiguille métallique près d'un morceau d'ambre : la « vis electrica ».
Après les concepts, c'est le temps des outils. Sur un mode purement pratique, détachée de toutes les théorisations copernicienne ou galiléenne, la révolution scientifique s'engage au quotidien. La technique est, à ce stade, un double moteur de l'utopie : elle devient d'abord un instrument au service de la société utopique (A) avant d'être intégrée dans un processus idéologique qui fait d'elle le moyen d'accéder à la société parfaite, même si celle-ci n'est, en définitive, qu'une « expérience de pensée » (B).
A. La technique au service d'un projet de société utopique
La technique est d'abord envisagée comme le moteur d'épanouissement du citoyen (1), mais finit par assurer la pérennité de la Cité elle-même (2). Si Bacon domine sur la question des innovations instrumentales, c'est Campanella qui se révèle d'une audace stupéfiante sur  la question de la procéation.
1. La technique comme moteur d'épanouissement civique
Dans La Cité du Soleil, Campanella décrit comment, les solariens grâce à des connaissances scientifiques poussées, peuvent disposer de techniques extraordinaires pour l'époque : "Ils ont découvert le secret de voler, la dernière chose qu'il manquait au monde, et ils comptent sur une lunette qui permettra de voir les étoiles cachées et un écouteur pouvant capter l'harmonie que produit le mouvement de planètes." (C.d.S., p.61) Il évoque même, en navigation, un système mécanique de propulsion, proche des futures roues à aubes.
Francis Bacon généralise tout cela dans La nouvelle Atlantide. La Science n'est plus une recherche des lois de la Nature, mais une instrumentalisation d'icelles pour décupler les potentialités de l'Homme. Sur l'île de Bensalem, les savants non-A (i.e. débarrassés de la méthode aristotélicienne), organisés en groupes d'études, des Pilleurs aux Interprètes, en passant par les Compilateurs et les Flambeaux disposent aussi de machines permettant de voler loin dans les airs, ou de plonger sous les océans. C'est même sur le plan mécanique qu'ils sont le plus efficients, puisqu'ils peuvent produire « des mouvements plus rapides (...) plus puissants, plus violents », et disposent d'instruments « qui produisent de la chaleur par leur seul mouvement ». Mais, de surcroît, ils créent de nouvelles espèces végétales et animales. Ils pratiquent, sans réserve, la vivissection, voire l'expérimentation génétique sur les animaux.

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Toutefois, la clairvoyance de Bacon a ses limites. Ainsi, si, en optique, les Pères de la Maison de Salomon savent décomposer la lumière, la réduire, l'intensifier, s'ils ont fait l'expérience de « toutes les illusions qui peuvent tromper la vue en ce qui concerne la figure, la grandeur, le mouvement et la couleur », ils ne savent rien de la projection d'images, alors même que Johannes Kepler a mis au point la « camera oscura » en 1620. D'une certaine manière, dans son appréhension techniciste de la vie intellectuelle, Bacon a le regard encore tourné vers le passé. C'est à l'Alexandrie hellénistique qu'il pense lorsqu'il façonne son utopie. Celle dont le Moyen-Âge avait fait une « prodigieuse école dans laquelle les savants se consacraient aux sciences les plus techniques, concernant les conduites d'eau, les pompes, les orgues hydrauliques ». Et, étonnamment, en retour, c'est Campanella qui, pour le compte, semble plus audacieux dans sa présentation des techniques optimisées de procréation chez les solariens.
2. Les nouveaux « enfants de la science » : l'eugénisme utopique.
Les solariens de Campanella sont libérés de presque toutes les maladies et dotés d'une longévité surprenante : "Ils vivent au moins cent ans, au maximum cent-soixante-dix ans, mais fort rarement deux cent ans." (C.d.S., p.40). Ce n'est pas uniquement parce qu'ils disposent d'une médecine avancée. C'est aussi l'un des résultats directs d'une procréation dirigée qui s'appuie, une fois encore, sur la philosophie de Telesio qui percevait la chaleur comme l'un des grands principes du vivant. Pour Campanella, la femme n'est pas un simple « réceptacle » de la semence de l'homme, comme le croyait Aristote. Outre l'utérus qui reçoit l'enfant à naître, la femme possède des organes génitaux propres et une semence maternelle. Simplement, par manque de chaleur, elle n'a pu les « projeter à l'extérieur » comme l'homme. Mais, tous les enfants sont le fruit de la rencontre de deux semences et ils ressembleront tantôt plus au père, tantôt plus à la mère.

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La  résultante directe de cette conception, encore novatrice pour l'époque, c'est précisément que la procréation est une affaire de rencontre, d'équilibre, entre deux héritages « génétiques » et Campanella pressent que la science peut, sinon doit, aider à la contrôler. Pour Campanella la génération a pour but le perfectionnement de l'espèce humaine. Elle ne peut pas être laissée au hasard. Elle est très règlementée, par les officers publics concernés, selon les arcanes d'un eugénisme rigoureux ne laissant place à aucun facteur personnel ou affectif, ainsi que le justifie le Bien Commun. Le cadre de la génération est strictement défini, à commencer par un âge nubile minimum : "Les filles ne sont pas exposées à un homme avant qu'elles aient atteint 19 ans et les hommes ne s'adonnent pas à la génération avant 21 ans, ou plus, s'ils ont mauvaise mine." (C.d.S., p.19).
Pour Campanella, cet eugénisme ne revêt toutefois aucune finalité élitiste. Bien au contraire, son but est de rendre l'humanité plus égale, tout en l'améliorant dans sa globalité, la rendant plus intelligente et plus belle, en somme plus harmonieuse : "après force ablutions, ils font l'amour tous les trois soirs, les grandes et belles filles avec les hommes grands et intelligents, les grasses avec les maigres, et les maigrelettes avec les gros, de manière à tempérer les excès." (C.d.S., p.19)
C'est le premier pas vers un « imaginaire biopolitique » qui fera flores dans les formes suivantes de l'utopie : la transformation de l'Homme, à la fois en tant qu'individu et en tant que société.
Chez Francis Bacon, il n'y a pas de démarche eugénique. Toutefois sa conception du mariage et de ses buts, montre qu'il mesure l'importance de la procréation pour la pérennité de la Cité. Ainsi, la « Fête de Famille », cérémonie en l'honneur de « tout homme qui vit assez longtemps pour compter, issus de sa chair, trente descendants vivants, âgés de plus de trois ans », entièrement donnée « aux frais de l'Etat », et portant délivrance d'une chartes de privilèges, prouve que celui-ci se considère « débiteur » de ceux qui garantissent la « prolifération de ses sujets ».
Il apparaît, en définitive, qu'évaluer la place des techniques, et notamment de l'eugénisme, dans l'utopie, c'est évaluer aussi la charge humaniste du récit : s'agit-il de faire le bien de l'humanité en tant qu'ensemble unitaire ou le bonheur des individus qui la composent ?

Ugo Bellagamba


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