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"JE VEUX VIVRE CHEZ LES SAUVAGES!" PAUL GAUGUIN ET LE PRIMITIVISME(suite)

Publié le 22 juillet 2010 par Regardeloigne

LIRE D'ABORD LE TEXTE PRECEDENT/

  

Autour de Gauguin, en Bretagne, se groupèrent beaucoup de jeunes artistes, comme Charles Laval, Emile Bernard, Charles Filiger, Meyer de Haan ou Armand Seguin,

« 

L'œuvre d'art sera idéiste puisque son idéal unique sera l'expression de l'idée : symboliste puisqu'elle exprimera cette idée par des formes ; synthétique puisqu'elle écrira ses formes, ses signes, selon un mode de compréhension générale ; subjective puisque l'idée n'y sera jamais considérée en tant qu'objet, mais en tant que signe d'idée perçue par le sujet... Le tableau de chevalet est illogique ; le rôle de la peinture est de décorer de pensées, de rêves, d'idées, les murs des édifices. Mais il manque encore un élément à cette œuvre d'art : l'émotion, non l'émotion des faiseurs de chromos, mais l'émotion de l'âme qui frissonne » Albert Aurier .Le Mercure de France. mars 1891.

Une conception nouvelle de l'art devait donc s'affirmer dans les pensées comme dans les œuvres durant ces quelques années qui précédèrent 1890. Un renversement s'était accompli. Le critique Maurice Denis et  le peintre emile bernard en théorisèrent les principes. Ne plus reproduire la nature et la vie par des à-peu-près et des trompe-l'œil improvisés, mais au contraire reproduire les émotions  et les rêves en les représentant par des formes et des couleurs harmonieuses. L'idée est la forme des choses recueillies par l'imagination et donc il fallait peindre non plus devant la chose, mais en la reprenant dans l'imagination qui l'avait recueillie... La mémoire ne retient pas tout, mais ce qui frappe l'esprit. Donc formes et couleurs devenaient simples dans une égale unité. En peignant de mémoire, on abolissait  l'inutile complication des formes et des tons. Il restait un schéma du spectacle regardé. Toutes les lignes revenaient à leur architecture géométrique, tous les tons aux couleurs types de la palette prismatique.

Progressivement, derrière le voile des apparences, les artistes dévoilaient les constructions de l'esprit; derrière la per­ception, le concept reprenait l'importance essentielle du squelette sous les chairs qui le cachent mais qu'il soutient. Ils amorçaient l’eviction du Réel par la Pla­stique, à quoi le cubisme et les tendances abstraites nous ont plus tard conviés.

  

De son côté, et parallèlement, Van Gogh, loin de tout calcul, faisait surgir de la nature les forces ou les tourbillons énergétiques qui la balayaient et la tordaient en tout sens.  On oubliait la nature pour ne plus voir que le souffle qui l’animait. Là, le Réel cédait le pas à l'Expression, et un autre courant naissait qui menait au fauvisme et, précisément, à l'expressionnisme.

  

Ces deux pouss

ées, vers la Plastique et vers l'Expression, qui vers 1885 se faisaient jour et qui allaient commander tout le développement de l'art moderne, Gauguin va les assumer toutes les deux : sa sensualité qui est vive, l'empêchera toujours d'oublier que la peinture ne peut se passer d'un contenu charnel. Jamais on ne le verra se détacher de structures identifiables ou tuer la vie par un excès de généralisations. Il va trouver donc trouver dans la subjectivité le point de fusion possible entre l'effort plastique et l'effort expressif qui se partageront l'art moderne et parfois le tirailleront contradictoirement. Gauguin sera fasciné par l'indicible (breton ou maori),qu’on l’appelle, comme on voudra,âme, ou psychisme inconscient (lui parlera de mystère) et par le problème de son langage ; il essaiera de découvrir comment cet indicible on peut le suggérer, faute de l'expliquer, comment tout ce qui parle aux sens: ligne, couleur, image, prend un sens inconscient qui échappe à la raison, à la logique et les dépasse(il annonce ainsi le surréalisme).A tout, il propose la même issue: l'affirmation et la personnalité de la ligne et de la couleur

 

Maurice Denis décrivit cette révolution dans un texte célèbre :

« C'est de la boutique du père Tanguy, marchand de couleurs rue Clauzel, et de l'auberge Gloanec à Pont-Aven, qu'est sortie la grande bourrasque qui, vers 1890, a renouvelé l'art français. Chez Tanguy s'étalaient, pour l'édification des plus jeunes, les productions révolu­tionnaires de Van Gogh, de Gauguin, d'Emile Bernard et de leurs émules, accrochées en désordre à côté des toiles du maître incontesté, de l'initiateur du nouveau mouvement, Paul Cézanne... Sympathiques à tout ce qui nous paraissait nouveau et subversif, nous allions à ceux-là qui faisaient table rase non seulement de l'ensei­gnement académique mais encore et surtout du naturalisme romantique ou photographique... Nous nous retrouvions aux premiers Indépendants où déjà se faisait sentir l'influence de Seurat et de Signac.

« Aux audaces des impressionnistes et des divisionnistes les nouveaux venus ajoutaient la gaucherie d'exécution et la simplification presque caricaturale de la forme : et c'était là le symbolisme. Nous sommes moralement blasés sur ce genre de hardiesse et le public y est fait ; mais il les confondait alors avec celle des Incohérents et des cabarets de « Montmartre ». Les synthèses des déco­rateurs japonais ne suffisaient pas à alimenter notre besoin de simplification. Idoles primitives ou extrême-orientales, calvaires bretons, figures de tapisseries et de vitraux, tout cela se mélangeait à des souvenirs de Daumier, au style gauchement poussinesque des Baigneuses de Cézanne, aux lourdes paysanneries de Pissarro. Les critiques nous reprochaient à cette époque de vouloir rebalbutier. En effet, nous retournions à l'enfance, nous faisions la bête, et c'était alors sans doute ce qu'il y avait de plus intelligent à faire. »….

« II (Gauguin)nous libérait de toutes les entraves que l'idée de copier apportait à nos instincts de peintre. A l'atelier, où le réalisme le plus grossier avait succédé à l'académisme falot des derniers élèves d'Ingres, nous aspirions à la joie de s'exprimer soi-même que réclamaient si instamment aussi les jeunes écrivains d'alors. La théorie des équivalents nous en fournissait les moyens ; nous l'avions tirée de son imagerie expressive; elle nous donnait droit au lyrisme et, par exemple, s'il était permis de peindre en vermillon cet arbre qui nous avait paru, à tel instant, très roux, pourquoi ne pas traduire plastiquement en les exagérant ces impressions : affirmer jusqu'à la déformation la courbure d'une belle épaule, outrer la blancheur nacrée d'une carnation, raidir la symétrie d'une ramure que n'agite aucun vent... Nous avions l'œil rempli des magnificences que Gauguin avait rapportées de la Martinique et de Pont-Aven. Rêveries splendides auprès des réalités misérables de l'enseignement officiel... Gauguin avait eu la chance, à un instant unique, de projeter dans l'esprit de quelques jeunes gens cette éblouissante lumière que l'art est avant tout un moyen d'expression.


Quelque chose d'essentiel, de profondément vrai, émanait de son art sauvage, de son bon sens fruste, de sa vigoureuse naïveté. Les paradoxes qu'il sortait dans la conversation, sans doute pour avoir l'air aussi prétentieux que les autres, cachaient des enseignements de base, des vérités essentielles, dont aucun art en aucun temps ne peut se passer. Il retrempait la peinture. C'était pour notre temps corrompu une sorte de Poussin sans culture classique. Comme le grand Poussin, il nous incitait à vouloir avec franchise ; et, pour lui, synthèse et style étaient à peu près synonymes. »

En écho aux propos de Maurice Denis et dans sa poursuite de l’indicible, Gauguin va être hanté désormais par la quête d’  une sorte de renouveau paradoxal dans ce que le civilisé méprisant appelle le barbare et le sauvage ; une pureté originelle, un état plus sain et plus normal de la condition humaine. De là ses évasions successives, en Bretagne, à la Martinique, à Tahiti, aux Iles Marquises, toujours plus loin. Gauguin devait donc être le premier, avant Picasso et Derain, «découvreurs» de l'art nègre, à s'inspirer des peuples « primitifs ». Si le tableau n’est plus d’abord réaliste mais un jeu de lignes et de couleur selon le mot célèbre de Denis, ne risque t’-il pas en effet de finir dans le simple décoratif, le modern style ? Comment retrouver la signification ?« L’âme » le « sens » perdus par le réalisme , Gauguin va justement les retrouver dans les vieux calvaires bretons, manifestations d’ un sacré farouche, primitif , d’ un pressentiment « de dieux inconnus » .Il les cherchera plus tard dans les idoles et chez les femmes maories.

En 1890, il dresse le Christ Jaune derrière sa propre effigie; autour de Meyer de Haan, il fait tourbillonner d'étranges figures d'an­goisse et il intitule la toile: Nirvana. Christianisme et bouddhisme, auquel sa plume fera souvent allusion, ne sont pas seuls à le solliciter. Ce ne sont pas les dogmes qui l'attirent, mais le choc du sacré, dont  pour lui notre temps aurait  perdu le sens, jusque dans sa religion. Notons que sacré pour lui est lié à une notion de puissance obscure, vierge et barbare. L'idole lui apporte ce que le Dieu ne lui donne plus. » (C’est moi qui souligne ici).René Huyghe op.cite

  

Cette recherche qui aboutit à ce qu’on nomme primitivisme (voir mes articles correspondants) n’est pas nouvelle chez le peintre : il a toujours prétendu qu’il y avait du sauvage en lui, faisant référence à ses propres ascendances péruviennes : II y a deux natures en moi », écrivait Gauguin à sa femme, précisément en 1888, «l'Indien et la sensitive ». et aussi« Les Dieux d'autrefois se sont gardé un asile dans la mémoire des femmes ,mais aussi dans celle des enfants ».

Cette mémoire était manifeste dans sa connaissance des vases péruviens auprès de qui il avait grandi  (une céramique anthropomorphe aux anses détachées, qu'on trouve au Nord du Pérou) et il s’en était  sans doute inspiré pour concevoir  l’idole mystérieuse qu’il place à coté  de la belle Angèle . l'Exposition Universelle de 1889  lui apporta en outre au peintre un ensemble   d'œuvres précolombiennes, surtout mexicaines,  principalement  des moulages: il les étudia attentivement, prit plusieurs dessins et  s'initia à leur écriture décorative. Cette vision,  sans rapport avec celle de l'Europe, le préparait à celle que   Tahiti   lui offrira et qui n'est pas tellement éloignée ; il est de même des traitements simplifiés de la face humaine, familiers en particulier à l'art zapotèque, qui lui enseignèrent certains schématismes, comme ceux où les yeux et la bouche sont indiqués par des sortes d'amandes coupées d'un trait horizontal.

Il est temps ici d’analyser ce qu’on pourrait appeler l’exotisme de Gauguin. Un exotisme des plus complexes, beaucoup moins naïf  que le laisseraient penser ses déclarations  sur la sauvagerie du sol breton. Le mot naïveté, si cher à Gauguin et à ses amis, a été, comme le mot décoratif, un mot à double entente dont le prestige, depuis quarante ans, n'a cessé d'entre­tenir les malentendus et les quiproquos. il faut en partie faire un sort à certains aspects du mythe qu’on a formé de lui : « un romantique attardé promenant à travers le monde une désillusion incurable, cherchant uniquement un refuge à son besoin d'évasion, à son dégoût de la civilisation.

 

Autour de lui (et de Van Gogh) s'est cristallisé la légende de l'artiste novateur, incompris et rejeté par une société qu'il fuit et contre laquelle il se révolte. Cette légende participe d’un courant de pensée (chez Vlaminck et Derain en France, chez les expressionnistes en Allemagne) où les artistes se définissent par rapport à une société nouvelle qui se créait, à une civilisation qui s'urbanisait et s'industria­lisait rapidement ; l’on a tiré la conclusion que l'art de notre temps - depuis son origine - exprime des valeurs de crise, reflète une crise de la civilisation. De ce point de vue, l'exemple de Gauguin serait en effet privilé­gié : il contient en germe quelques-uns des thèmes qui se développeront ulté­rieurement :le conflit de l'Imaginaire et du Réel; la contestation de la civilisa­tion et la recherche de la pureté instinctive mais aussi un langage pictural qui  cherche à se renouveler.

Si l’on voulait résumer la problématique de Gauguin on pourrait la formuler la question :comment  en effet  réussir à peindre le « sens » ( qu’il nomme mystère )puisqu’il  s’agit bien  ici  de peindre ,par exemple la pureté , et non d’expliquer .

« Puvis explique son idée, oui, mais il ne la peint pas... Puvis intitulera un tableau "Pureté" et pour l'expliquer peindra une jeune vierge avec un lys à la main - symbole connu, donc on le comprend. Gauguin, au contraire, peindra au titre "Pureté" un paysage aux eaux limpides; aucune souillure de l'homme civilisé, peut-être un personnage ». Il ne s'agit pas « d'expliquer

une idée » à l'aide de « symboles connus » mais il convient de trouver d'autres symboles ou, plus exactement, des équivalences qui ne soient pas « des attributs expli­catifs », lesquels « figeraient la toile dans une triste réalité »

Répondant à cette problématique, L’exotisme de Gauguin sera double : une démarche effectuée  d’une part, dans l'ordre des représentations et de l'idéologie et de l’autre dans celui des modes de figuration et de la vision. Il en retirera un double bénéfice : il renouvellera les thèmes iconographiques ; il prendra plus nettement conscience de l'orientation plastique qu'il entendait donner à son art. La volonté acharnée du peintre  réussit à fondre  ces éléments divers   en l’unité d’un style.

En premier lieu, l’exotisme est  lié à l'élargissement des horizons figuratifs. Le peintre s'expatrie à la fois pour des raisons d'ordre matériel et à la recherche de nouveaux continents spirituels. Cet exil volontaire est certes une contestation de la civilisation mais aussi  un effort de renouvellement des thèmes. Ses  lettres les explicitent : Le peintre n'évoque pas même la beauté des paysages, leur aspect pittoresque. Par contre, outre celle d'une vie matérielle plus aisée, il invoque, à plusieurs reprises, deux idées : ce qu'il compte trouver en Orient, à Madagascar ou à Tahiti, c'est « la grande pensée, la reli­gion, le symbolisme, le mysticisme » tels que l'art les traduit. Le deuxième thème d’ailleurs liée au premier, est celui d'un retour aux sources, sources vitales que l'Occident aurait oblitérées.

Ce n'est pas parce qu'il croit « la vie moins chère aux colonies qu'à Paris », qu'il se décide à partir : il songe réellement à de nouveaux horizons. Il imagine trouver, en dehors de l'Europe, un autre climat spirituel. Sans doute Victor Segalen a-t-il raison d'écrire que s'il part vers les îles, « ce n'est pas par éblouissement éperdu de la lumière ». Cette lumière, il pouvait, s'il en avait besoin, la trouver en France - comme Van Gogh avait reconnu son Japon imaginaire à Arles. Et de plus, « il se sent de la chaleur à la créer ». En fait, selon le poète, « insoucieux du soleil vers qui il se met en route, il part avant tout afin de vivre librement ou - ou simplement - de vivre ». Mais « vivre » ne doit pas être entendu ici en son seul sens matériel : ce que recherche Gauguin, c'est un accord de lui-même et du monde, accord qu'il ne trouve plus en France.

Les pays où il envisage d'aller vivre pour peindre sont exclusivement des pays exotiques. Que pouvait-il attendre de ces pays ?

En juin 1890, il écrit, du Pouldu, à Emile Bernard : « Si je pense obtenir ce que je demande en ce moment, une bonne place au Tonkin où je travaillerai ma peinture et ferai des économies ». Mais aussitôt il ajoute : « Tout l'Orient, la grande pensée en lettres d'or dans tout leur art, tout cela vaut la peine d'étu­dier et il me semble que je me retremperai là-bas. L'Occident est pourri en ce moment et tout ce qui est Hercule peut comme Antée prendre des forces en touchant le sol de là-bas. » Dans le même temps, il ne perd pas de vue son projet pour Madagascar. Mais il reconnaît que, par rapport à la Grande île, « Tahiti est autrement privilégiée ». Toutefois, en juillet, il note, toujours à l'intention d'Emile Bernard, que « Madagascar offre plus de ressources comme types, religion, mysticisme, symbolisme ».jean laude. la peinture francaise et l’art negre.klincksieck

Gauguin emprunte souvent à ce propos le terme « mystère », chargé pour nous d’ésotérisme. L'emphase mise par Gauguin sur les qualités du "mysté­rieux" qu'on trouvait dans l'art primitif appartient en fait à l'esthétique de la fin du siècle, mystère étant le mot qu’employaient les symbolistes pour la réalité que l'art a pour but d'évoquer sous l'apparence. Ce qu’on a nommé primitivisme dans la lignée de Gauguin voyait dans  l’art primitif (et d’abord dans la vie « sauvage pour Gauguin) l'expression  d'une vitalité immédiate et irrépressible; les artistes y trouvaient cette transcription directe de l'émotion qu'ils cherchaient dans leurs propres œuvres. On voyait ainsi la sculpture africaine , mélanésienne ou polynésienne sous un jour nouveau, sans être troublés par des préjugés conven­tionnels concernant la ressemblance, la technique, le contrôle et le fini.les primitivistes furent les premiers à comprendre que si un masque ou une statue a un but magique ou démoniaque, son traitement rude, grossier, une soi-disant brutalité dans la sculpture et un heurt dans les couleurs peuvent avoir justement un effet expressif de cette finalité à l’encontre de ce qu’offre l’esthétique conventionnelle

En second lieu, à Tahiti aussi bien qu'à Hiva Oa, Gauguin voit donc des œuvres dont l'aspect le confirme dans ses recherches précédentes : elles complètent sa conception d'un art non-classique, formée à partir des calvaires bretons et des bas-reliefs égyptiens

Gauguin ne décrit pas sa « vision » à l'aide d'un système figuratif traditionnel : ce n'est pas seulement par l'anecdote - à laquelle pourrait se résumer le tableau - qu'il tente de transmettre une émotion, un sentiment ou une idée, mais c'est par le truchement d'une double réflexion sur les formes et les couleurs, sur les rapports des formes et des couleurs.

Il n'y a point chez Gauguin la tentation d'exprimer l'aspect phénoménal de l'exotisme avec des ressources qui le contrediraient. Il y aura au contraire un effort incessant pour traduire une réalité tahitienne ou marquisienne à l'aide de conventions n'appartenant pas à la tradition occidentale classique. L'exotisme de Gauguin apparaît comme un moyen qui justifie et, dans une certaine mesure, commande l'emploi d'autres conventions plastiques, emprun­tées pour la plupart aux arts archaïques ou dits « primitifs ».

«  De même que Gauguin n'aurait pas considéré d'un même regard les tiki et les tapa polynésiens s'il n'avait auparavant étudié la leçon populaire bretonne, la sculpture égyptienne ou khmère, de même Matisse et Derain, Braque et Picasso n'auraient pas interrogé la statuaire et les masques de l'Afrique noire (ou bien ne les auraient pas interrogés de la même façon) s'ils n'y avaient pas été sensibilités par ce qui, dans l'œuvre de Gauguin pouvait porter vers eux…..

Par son apparente ambiguïté, l'œuvre de Gauguin peut facilement détour­ner du problème qu'elle pose. L'inquiétude métaphysique n'en est que la part la plus extérieure et la moins convaincante. Et cependant, c'est à travers elle que s'opère le renouvellement des thèmes figuratifs. « Les voyageurs du XVIIIe siècle, remarque Victor Segalen, avaient parfois à leur escorte un dessi­nateur instruit à l'antique, dont les œuvres étaient d'honorables burins à la mode. Plus tard, on trousse un Maori comme aux Batignolles on fait dans Italien. Il fallut l'abord de Gauguin de ces îles pour cerner, non point d'un seul coup d'œil, mais par de lentes études soudain rassemblées, les traits mystérieux - ou mieux, les traits du mystère - de cette race, et laisser sous l'enveloppe changeante et vivante sourdre le visage essentiel. » En bref, il s'agit pour Gauguin non pas de peindre le Maori tel qu'il apparaît mais de substituer aux représentations réalisées à l'aide de conventions « à l'antique » des présentations capables à la fois d'opérer une rupture avec la figuration stéréotypée et d'orienter l'imaginaire, tout en sauvegardant la vérité du modèle, son visage essentiel. jean laude. la peinture francaise et l’art negre.klincksieck

Durant les années 1889-1890, Gauguin vécut tantôt à Paris, tantôt en Bretagne. Mais il aspirait de nouveau à quitter la France. Où aller ? Il songeait au Tonkin, à Madagascar. Peu à peu, cependant, sa pensée se fixa sur Tahiti. « Puisse venir le jour, et peut-être bientôt, où j'irai m'enfuir dans les bois sur une île de l’Océanie, vivre là d'extase, de calme et d'art .Là, à Tahiti, je pourrai, au silence des belles nuits tropi­cales, écouter la douce musique murmurante des mouve­ments de mon cœur en harmonie amoureuse avec les êtres mystérieux de mon entourage. Libre enfin, sans souci d'argent, et pourrai aimer, chanter et mourir. »

En quittant la France pour Tahiti, où il arrivera le 8 juin 1891, Gauguin espérait donc trouver dans les Iles, non seulement une inspiration nouvelle, mais aussi les traces de l'âme primitive. Dans son désir de retourner au « dada de son enfance », au « bon cheval de bois », source régénératrice, il tentera d'éviter le plus possible les contacts européens, pour se rapprocher des indigènes, afin, par eux, de pénétrer leur « mystère ».

  

  

Cette énergie, il la promène d'abord de Paris en Bretagne, à Pont-Aven. Puis il se souvient d'autres terres plus lointaines que le « Finistère » — d'îles déjà vues dans sa jeunesse ou son adolescence; de pays entre les deux tropiques où le soleil au zénith ne fait pas d'ombre et pénètre tout même le crâne — et la machine animale évapore ses humeurs dans un bouillonne­ment de volupté. Et, parvenu à cet autre point (il a près de quarante ans) où l'on sent la série des années basculer et glisser au lieu de s'envoler, c'est alors seulement qu'il se décide et part pour les Antilles françaises, la Martinique. Il n'y a plus lieu de   s'étonner.   Même  on   escomptait  ce départ, dont l'impromptu seul se manifeste qu'il soit si tardif! Gauguin, peintre enfin libéré, aurait dû se réembarquer plus tôt en sa vie... Comment Gauguin n'est-il pas, depuis longtemps déjà, parti ?

C'est en vérité qu'il est décidé au départ beaucoup moins sous l'attrait des haleurs aux horizons-mirages, que par la poussée du budget quotidien. Il calcule — et ceci demeure jusqu'à la fin pour lui un autre mirage — il croit la vie beaucoup moins chère aux colonies qu'à Paris. Ce n'est point par éblouissement éperdu de la lumière : il se sent de chaleur à la créer; mais par escompte, mal placé, d'une mai­son moins chère à conduire; d'une vie pratique plus aisée, dans cette arrière-province qu'est une colonie à la fin du xixe siècle. Insoucieux du soleil vers qui il se met en route, il part avant tout afin de vivre librement, ou — simplement — de vivre.

Enfin, et depuis tant de mots cet hommage ne mène qu'à écrire ceux-ci : Paul Gauguin, âgé de quarante-trois ans, se tourne vers le pays le plus éloigné de tous les continents solides, l'archipel qui poudre les mers du grand Océan, et parmi les milliers d'îles, choisissant l'unique, il fait son bagage pour Tahiti.

Pourquoi ce nouveau désir extrême-exotique ? Ce départ pour le « cinquième monde », ainsi que l'appelaient les grands navigateurs, après quoi, dirait un hagiographe, il n'est plus d'envolée possible que pour l'autre monde ?... Malgré les cal­culs de toutes sortes qui encombrèrent la vie domestique du grand peintre, et sa mort, et ce qui suivit sa mort, on peut du moins lui épargner ici l'injure d'une enquête et s'incliner devant ce fait : il s'embarque, un beau jour, pour la Poly­nésie.

On dira : instinct, pur instinct. Oui, mais de génie. C'est pourquoi l'instinct fut glorieusement rétribué. C'est pourquoi l'artiste reçut là-bas une plus haute récom­pense que jamais élève d'un jury : la révé­lation de sa maîtrise. Ce qui désormais devait être le domaine où bâtir sa maison régnante fut révélé à Gauguin par Tahiti. victor segalen hommage à paul gauguin.

  

(A SUIVRE)


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