Jean-Claude Pirotte se définit modestement comme « un
peintre du dimanche et un écrivain du samedi ».Dans ce livre, ses poèmes
et ses peintures se font
face et dialoguent, poèmes sur les pages de gauche et peintures sur les pages
de droite. On est heureux que Le Cherche-Midi ait édité ce livre qui prend le
risque de ne pas plaire aux puristes (même si l'on eût préféré que la
couverture soit composée de manière plus harmonieuse et que le papier soit d'un
blanc plus cassé).
Pirotte nous donne sa Hollande intérieure, la Hollande de ses fugues d'enfance
mais aussi du vieil enfant qu'il s'efforce de rester, qu'il est resté
aujourd'hui. Une Hollande un peu baudelairienne aussi, imprégnée d'un passé
superbe et imaginaire, un siècle d'or.
(…) les affréteurs boivent encore
le curaçao de leurs ancêtres
dont les portraits qui jaunissent
hantent les antichambres (p. 10)si lointains les tapis de Perse (p. 18)
au Café Royal dans Arnhem
les fauteils sont de cuir et profonds
(…)c'est la Hollande des cigares
et du bokma qui n'a pas d'âge
en de vieux cruchons vernissés (…) (p. 60)
Une Hollande de lumière, de reflets, de mirages :
sur les façades de verre
le ciel la mer et la mémoire (…) (p. 10)
(…) une vitre bouge et l'on voit
sur un carreau de porcelaine
se mouvoir lentement les ailes
d'un moulin dans l'émail du ciel (p. 12)
(contribution de Benoît Moreau, lire la suite en cliquant sur suite de la note)
Une Hollande de canaux, de péniches, de cyclistes … et de pluie: il semble toujours qu'il pleuve plus souvent qu'ailleurs là où se trouve Jean-Claude Pirotte; le pluie est pour lui une complice apaisante. Et comme toujours Pirotte s'entoure du compagnonnage de grands prédécesseurs: Georges Rodenbach, le poète de langue néerlandaise Eddy du Perron, et le peintre Piet Mondrian. Pirotte conclut en effet son recueil par un hommage à de dernier:
Mondrian dans Paris plombé
d'ardoise et de zinc inaugure
le traité des géométries
fête étrange lointaine épure
d'un ciel de Gueldre et de Zélande (…) (p. 64)
Jean-Claude Pirotte nous donne ici une clef de son travail : il a aimé la surface de Mondrian, il est donc parti de cette simple surface à deux dimensions traversée de lignes horizontales et verticales qui délimitent des plages colorées. Mais chez Pirotte les hommages ont souvent de quoi faire sursauter les gardiens du temple! Ils sont parfois même des appels à l'excommunication! Chez lui, la dite surface essuie de fameux coups de tabac! Ses lignes transversales s'inclinent selon tous les angles (Rotterdam), plient sous le vent (kasteel Ampsen – le château d'Ampsen), la surface bidimensionnelle se gonfle comme une voile (de wind komt – le vent arrive), se creuse comme un paysage (Zeeland – Zélande), s'étire comme une carte géographique en projection aspirante vers des pôles vertigineux (Zuyderzee; langzaam – lentement; dijk - digue).
Les poèmes disent également cette aspiration vers un lointain incertain. Partout on sent la marée qui arrive de très loin, et la marée qui se retire encore plus loin :
(…) lorsque la mer ne pèse plus qu'à peine
sur les berges du temps et s'apaise (p. 20)
(…) on voit les voiles des navires
s'éloigner vers la fin des jours
on voit la mer qui se retire
le ciel s'assombrir et l'été
s'effacer à tout jamais (…) (p. 44)
(…) et les enfants rouges qui aiment
les ballons plus ronds que le monde
écoutent monter la marée (…) (p. 56)
Aspiration dans l'espace, mais aussi aspiration dans le temps, vers un passé si lointain et si proche, dans cette Hollande des horloges et des saisons:
(…) la terre est défaite les heures sonnent
à l'envers les heures désertes (…) (p. 18)
dans les yeux de l'adolescente
on voit l'ombre gagner la lande
on voit les prochaines amours
s'éteindre et les ans mourir (…) (p. 44)
Revenons aux peintures de Jean-Claude Pirotte. Les lignes transversales de son maître Mondrian, ils les a donc entièrement recréées. Et les plages de couleur ? On leur trouve un grain (naar Elburg – vers Elbourg), une luminosité, des couleurs qui disent un amour de la matière (brug in Venlo – pont à Venlo), mais une matière si enracinée dans le temps et dans la mémoire:
sur ton vélo noir à Venlo
passe le pont tu verras
le ciel blanc dans l'eau si lente
(…)
et l'image ah oui ton image
d'autrefois passant à Venlo (p. 26)
un amour du sable, aussi (duinen – dunes), de l'eau (nacht in de Veluwe – nuit au Veluwe), des végétaux (langs het hoogriet – le long des hauts roseaux ) et ce tableau résonne du poème:
(…) les roseaux balancés chantent sans bruit
le balancement des roseux se remarque
à peine sous le ciel trop grand pour lui (…) (p. 16)
un amour des champs (huisje in Limburg – petite maison à Limbourg), du vent (Ameland), de la lumière (zeelicht – lumière marine; sneeuw - neige) … cette lumière qui mange la matière et l'esprit:
que le soleil rêve aux écluses
la femme de l'éclusier
disparaît dans la lumière
elle était là, le marinier
scrute l'eau verte du canal
où nage un cygne seule image (p. 22)
Jean-Claude Pirotte a donc entièrement subverti les plages de couleur de Mondrian, tout autant que ses lignes transversales. Et, scandale suprême, les lignes en viennent à diffuser et à se fondre dans les plages de couleur, et parfois à s'y nouer en tempête (storm in Overijssel – tempête à Overijssel). Ou bien Pirotte reprend ces lignes qui suivaient des perspectives à l'infini et les retrouve, les réinterprète, les ramène dans la surface presque bidimensionnelle que décrit le jeu des mâts et des câbles des chalutiers amarrés dans un port (vishaven – port de pêche).
Il s'agit bien de peinture "dont le sujet est uniquement la peinture". Et cependant … la charge poétique, évocatrice, de certains de ces tableaux est exceptionnelle. Et leur plongée dans un cosmos de souvenirs et de rêves, leur quête de la connaissance de soi, sont celles d'un artiste pleinement en phase avec les préoccupations de son temps, malgré son désir de « demeurer à jamais passionnément démodé ». De même, dans ses poèmes, Pirotte se cache souvent derrière une virtuosité bonhomme, voire des pirouettes, mais souvent aussi baisse la garde et avoue une fragilité dans la solitude qui peut rappeler Supervielle :
(…) un cycliste roulait sans phare
et sur le pont des voix amies
parlent encore au vieux tilleul
mais tu es seul à les entendre
parmi les échos du canal (p. 8)
Certaines des peintures de Hollande montrent plus évidemment cette exploration intérieure. Ainsi, dans Neder Rijn – le bas Rhin – une péniche irréelle, et trop réelle, passe très lente devant des arbrisseaux désolés, se dilue dans une lumière du petit matin, et dit une tristesse infinie (pourtant non sans espérance?) … Eergisteren – avant-hier - montre un village au loin, mais dans quelle Hollande se situe-t-il ? Le titre fait basculer notre lecture. Blauw – bleu – se situe dans un village de rêve. Enfin, nu en nooit – maintenant et jamais – appartient évidemment à un autre monde, fait d'images et de souvenirs fouettés par le vent, où les bâtiments d'une autre époque ont été rongés et dissouts par une autre lumière et par un horizon dévorant qui rétablit un autre équilibre. Dans ces tableaux, on a le sentiment que l'absence de détails, ou leur présence inégale, permet à Pirotte de réaliser le tour de force de peindre, représenter, des souvenirs; non pas la chose remémorée, mais le fait lui-même de se souvenir. Pirotte entretient dans toute son œuvre un lien très fort avec l'enfant et l'adolescent qui vivent encore en lui. Lisons encore une évocation :
l'enfant triste et le soleil pâle
trois saules au bord d'une eau noire (…) (p. 24)
Dans cet hommage discret à Rimbaud, l'allusion à la fin de Bateau ivre nous dit l'homme blessé, fatigué par les tempêtes, le poète revenu de tout, mais qui fait encore confiance à l'enfant qu'il fut.
contribution de Benoît
Moreau
Hollande
poèmes et peintures, 2007,
par Jean-Claude Pirotte,
éd. le Cherche-Midi, Paris, 65 p.