Certaines personnes un peu naïves pensaient que Roland Barthes, Tzvetan Todorov, leurs considérations sur le récit, la narratologie, ne dépassaient pas le cénacle policé des khâgneux et autres professeurs de Lettres.
Il n’en est rien : ces fameuses théories (au départ appliquées aux lettres et sciences humaines dans les sixties et seventies) irrigueraient, depuis au moins quinze ans maintenant, les nouveaux gourous du management et de la communication, autour d’un mot sésame : le storytelling.
De quoi s’agit-il ? Ce phénomène aurait d’abord touché les entreprises. L’époque où Nike, Microsoft, IBM et le autres ne misaient que sur la marque ou le logo (on se souvient tous de l’ouvrage de Naomi Klein : No Logo) serait déjà révolue.
Aujourd’hui, pour attirer les investissements et surtout approfondir leur clientèle ou l’attirer à nouveau suite à diverses crises, les entreprises miseraient sur un discours, une histoire. Cette histoire prendrait une telle place dans la communication d’entreprise qu’elle deviendrait un logos, un univers à elle toute seule.
Quitte à aveugler chacun (travailleurs de l’entreprise, actionnaires, clients) sur une réalité parfois toute différente de l’histoire narrée. Confer le scandale d’Enron, voici quelques années, que Christian Salmon considère comme l’un des paradigmes du storytelling.
Ces théories managériales, d’abord appliquées au monde de l’entreprise, auraient contaminé le monde militaire et politique. C’est ici que l’ouvrage de Salmon quitte le terrain propre au marketing classique et entre dans des considérations sur la démocratie, la médiatisation, l’opinion publique et sa (possible) manipulation.
Selon lui les Etats-Unis ont, depuis longtemps, appliqué à la sphère politique les méthodes éprouvées du storytelling management. Si ce nouveau modèle atteint son point culminant avec l’administration Bush (Irak en tête), d’autres présidents avant lui (au premier rang desquels Ronald Reagan et Bill Clinton) avaient bien compris qu’il leur fallait créer leur propre réalité puis la diffuser largement pour emplir au maximum l’espace médiatique, afin que cette histoire devienne "la" réalité.
La France, à l’occasion des présidentielles de 2007, aurait basculé dans cette tendance. Salmon, pour le coup, tape bien évidemment sur Nicolas Sarkozy et sa weltanschauung. Il étudie comment son équipe rapprochée, à commencer par le conseiller spécial Henri Guaino, a tâché tout au long de la campagne de raconter une histoire et de l’imposer : la France d’après, tout devient possible, travailler plus pour gagner plus, les grands discours enflammés à la fois sur l’âme de la France et ses particularismes locaux, chacun vantés lors des meetings, la récup de Jaurès et Blum, tous ces éléments ont constitué un tout cohérent qui ont permis au candidat de l’emporter. Frappant aussi, sa façon de "faire l’agenda" politique et médiatique, sans attendre que cet agenda lui soit imposé, là encore à la façon des présidents américains.
Mais, et c’est la bonne surprise de l’ouvrage qui sans cela aurait été un peu manichéen, Salmon place sur un pied d’égalité la campagne de Ségolène Royal. Elle aussi a tenté d’imposer sa vision de la France : l’ordre juste, la vie chère, la démocratie participative, autant de slogans de campagne au service d’une histoire à laquelle il fallait faire adhérer le maximum de personnes.
L’un des fonds de commerce de Royal, c’était l’image de "rupture" qu’elle voulait imposer. Sur un double registre : d’abord et avant tout parce qu’elle était une femme ; ensuite parce qu’elle voulait ravir le Parti aux "éléphants" et donc, symboliquement, tuer le père.
Salmon remarque à juste titre que, de ce point de vue, la tactique Sarkozy était identique : le père en l’occurrence c’était Chirac, quand lui se proposait de changer les habitudes et faire de la politique autrement.
Bref, ce sont deux stories bien huilées (l'une un peu mieux que l'autre d'ailleurs) et très fabriquées qui se sont affrontées lors de la campagne 2007, magnifiquement servies par des médias ravis et qui en rajoutaient, deux stories que nous avons tous bouffées avec plus ou moins de bonheur et de circonspection mais que nous avons malgré tout bouffées.
Y avait-il encore de la place pour un discours plus structuré et articulé, plus analytique, prenant plus de recul ? La question reste ouverte, chacun aura son avis sur la question.
L’ouvrage, une fois terminé, nous laisse songeurs. Bien entendu, chacun de nous a déjà compris (à moins d’être complètement stupide ou déjà lobotomisé) que le marketing et la communication s’imposaient aussi bien dans la sphère commerciale que politique, que les discours sur "l’authenticité" (combien de fois, l’autre jour chez Arlette Chabot, Ségolène Royal a-t-elle encore utilisé ce terme !) revendiquée semblaient inversement proportionnels à la réception que nous en avions : ce qui frappe en effet au contraire, c’est le côté fabriqué et absolument artificiel des choses, j’allais dire "irréel".
Et c’est effectivement le terme ad hoc : une confusion grandissante entre réel et virtuel, qui n’est autre qu’une confusion entre réalité "objective", basée sur les faits, l’analyse et la raison, et réalité "subjective", basée sur la foi, l’émotion et la passion, se propage dans tout l’espace public. Les sondages n’en sont qu’un ultime avatar.
Qui en est responsable ? Sont-ce les politiques et les marketeurs ? Sont-ce les médias ? Je crois qu’entre la poule et l’œuf, il n’est plus possible de faire le distinguo. Par conséquent, je serais assez d’accord avec l’ouvrage lorsqu’il appelle à l’élaboration d’une "contre-narration".