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Journal de l'abbé Mugnier (1879-1939)

Publié le 16 mars 2010 par Siheni
Journal de l'abbé Mugnier (1879-1939) Né en 1853, il souffrit très tôt d'une propension peu commune, pour tout dire maladive, à redouter le péché : « La peur de pécher me paralysait et je péchais tout de même sans en avoir certains bénéfices… », écrira-t-il. Peut-être n'aurait-il pas choisi pour autant de prendre l'habit si sa mère, qui nous est présentée par Ghislain de Diesbach comme une Lorraine très pieuse, ne l'y avait vivement encouragé en lui vantant les avantages d'un tel parti, à commencer par une sécurité matérielle qu'elle-même avait perdue en perdant son mari. Au crédit de cette femme, mentionnons qu'elle avait du sentiment, et elle n'était pas non plus dépourvue de ce qui va parfois avec : la générosité. C'est que la religion lui paraissait aussi un expédient raisonnable pour qu'un fils trop craintif y trouve enfin la paix de l'âme, comme on disait en ce temps-là.
Toujours est-il que le petit Arthur (prénom de notre abbé) finit par se retrouver au séminaire de Nogent-le-Rotrou. Mais c'est à celui de Saint-Sulpice qu'il achèvera ses classes, avant d'être ordonné prêtre. Il enseignera un temps au Petit Séminaire de Notre-Dame-des-Champs. Puis il deviendra vicaire. Il se voit alors confier l'administration de la paroisse de Saint-Nicolas-des-Champs, située dans le réjouissant quartier des Halles. En 1881, il quitte Saint-Nicolas et le voilà à Saint-Thomas-d'Aquin : « Harpagon règne dans la sacristie ; la direction du catéchisme est confiée à des hommes dépourvus de tout enthousiasme… L'égoïsme, l'avarice, l'accaparement des âmes, la légèreté, le succès injustifié, la bêtise des dévots, la vulgarité décorée, voilà ce que je vois ici… Et je ne dis rien du confessionnal, sorte de terrier où la curiosité, l'indiscrétion, le verbiage, la niaiserie se disputent les consciences de quelques femmes hystériques, scrupuleuses, bavardes, désoeuvrées… ». Mais l'abbé, qui redoute peut-être plus que tous les autres le péché d'orgueil, ravale son indignation : « Pardonnons à l'humanité, car c'est nous pardonner à nous-mêmes », écrira-t-il encore.
Il fait en somme l'épreuve du noviciat. Il apprend d'expérience que le péché, au fond, est l'état le plus naturel qui soit. Les appétits des hommes sont troubles, quelquefois exigeants. La littérature lui en avait déjà donné un avant-goût et il en avait ressenti un effroi de célibataire. Dans le secret du confessionnal, il comprend d'autant mieux le pécheur que son tourment fait écho à celui dont il souffre depuis toujours. Nul mieux que lui n'est à même de l'entendre avec indulgence et de l'absoudre avec ferveur. Mais il n'entend pas limiter la pratique de son sacerdoce au confessionnal. Il va donner de ces conférences qui lui valent rapidement une sorte de notoriété parmi les femmes de la meilleure société. L'une a pour thème : « Comment George Sand a perdu la foi ». Son intelligence, sa vaste culture, son esprit espiègle mais de bon aloi y font merveille. Il ne pouvait pas ne pas penser alors que la littérature, pour l'avoir tant troublé, n'en était peut-être pas moins sa vraie vocation. Ghislain de Diesbach signale à ce propos que « ceux parmi lesquels il se sent le plus à l'aise, ce sont les écrivains, et son Dieu, c'est Chateaubriand, dont les Mémoires sont devenus son bréviaire. »
Pas étonnant que sa hiérarchie lui batte froid. D'autant qu'on le rencontre bientôt dans les casse-croûte à la mode en compagnie de J-K. Huysmans dont il deviendra le directeur spirituel. Il est bientôt admis dans les cénacles les plus en vue du monde des lettres. Or ce ne sont pas des lieux fréquentables pour un homme qui avait juré humilité et modestie. Après avoir confessé les comtesses, le voici promu aumônier du plus illustre faubourg. Reçu dans les salons les plus huppés de Saint-Germain. Il est vrai que son brio y séduit, et ce, malgré le pittoresque d'une défroque qui attente aux usages en odeur de sainteté : on dirait d'un curé de campagne, avec sa soutane luisant sur son ventre haut, élimée en plus, ses gros souliers carrés à lacets, son tricorne qu'il n'abandonne guère. N'importe. Il se lie entre autres avec Anatole France, Marcel Proust, Paul Claudel, Jean Cocteau, François Mauriac.
Il y avait là de quoi raconter. Il ne s'en privera pas. Homme d'église soupirant après la paix de l'âme, il n'hésitera plus à chercher celle-ci en empruntant la voie de l'écriture. Il tiendra un journal quasi quotidien à partir de 1879, ce fameux Journal où revit ce que la Belle Epoque compta de plus auguste, sommités politiques, écrivains, peintres, musiciens, acteurs, etc., mais pas seulement : il y est aussi question d'un siècle en proie à de grandes convulsions parmi lesquelles la séparation de l'Eglise et de l'Etat (la fameuse loi de 1905 et ses conséquences dans un pays où noblesse et clergé tiennent encore le haut du pavé), l'Affaire (Dreyfus), les schismes qui en résultèrent, divisant la France en deux, et l'institution ecclésiale en particulier, la Grande Guerre enfin où les derniers feux du XIXème s'éteindront sous la cendre encore chaude de ses sacrifiés. Il ne l'interrompra qu'en 1939 à la veille de ce qu'on sait, alors que frappé de cécité, ce qui avait été une de ses nombreuses obsessions, il n'en continue pas moins de fréquenter le Faubourg.
On aura compris que le témoignage est passionnant. Ses anecdotes sont souvent drôles. Ses portraits croqués d'une plume gourmande. Cependant, l'acidité ne s'y mêle jamais vraiment de férocité, davantage d'un souci méticuleux de véracité, et même si le panégyrique n'est pas son fort, il ne cède qu'à contrecoeur, parfois, à la tentation du blâme. Il sait aussi louer, bien que sans excès. Que le lecteur ne s'attende pas dès lors à retrouver dans ces pages ce parfum de scandale cher au bon Léautaud. C'est que servir Dieu n'exclut pas forcément de servir les hommes, tout le monde le sait, bien qu'il y aurait beaucoup à en dire. Ni le style. Pour autant, en ennemi du faux-semblant, l'abbé ne laissera jamais rien passer : comme lui-même sait se voir sans jactance, il s'applique à voir les autres tels qu'ils lui apparaissent : sans tralala. Si la vérité avait été un homme et que cet homme, comme tous les hommes, avait eu des yeux, nul doute qu'elle n'aurait pas fait mieux. De Gide il écrira notamment : « … toujours affecté dans ses manières, dans ses paroles. Il manque de simplicité, de rondeur, d'aisance ». Du critique académicien Henri Massis : « … a dans le visage et dans la tête je ne sais quoi d'un Barrès réduit, ratatiné. » De Picasso : « … voit tout. C'est un œil qui n'oublie rien. ». Et pour Mauriac il aura ce trait de génie : « Il n'a pas assez de santé pour être païen ».
Le 27 novembre 1939 voit l'ultime entrée du Journal. Il note : « Encore un beau matin, mais je suis du soir. Mme de Castries a bien voulu fêter ma 86e année. Sur la table de la salle à manger un gâteau orné de 86 bougies. L'enthousiasme a été le meilleur de ma vie ».
Il meurt dans sa chambre à Paris le 1er mars 1944. Quelques jours auparavant il confiait à l'épouse de l'écrivain Jean Tharaud, auteur d'Un royaume de Dieu bien oublié aujourd'hui : « Si je devais revivre ma vie, je la revivrais avec plus d'enthousiasme encore. ».
Dommage qu'il ne l'ait pas revécue : cela lui aurait sans doute permis de tenir un plus long journal, et peut-être y aurait-il même enfin trouvé plus que cet enthousiasme dont il parla si souvent : la paix de l'âme que sa mère lui avait jadis promise. Mais Dieu ne l'a pas voulu.
Journal de l'abbé Mugnier - éd. Mercure de France (Coll. Le Temps retrouvé)Texte établi par Marcel Billot - Préface de Ghislain de Diesbach.

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