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Ruiné par l’or

Par Jlhuss

300281162.1259701959.jpgLe petit Freddy  n’aime guère l’école, aussi instable que papa Sauser ; il grenouille à droite à gauche, un peu de commerce, un peu de médecine, Moscou, Saint-Petersbourg ; s’en va humer la modernité à New-York avant 1914, choisit de s’appeler Cendrars, fraye dans le Paris d’Apollinaire et de Modigliani ; perd sa main droite sur le front en Champagne, apprend à écrire de la gauche, découvre passionnément le Brésil , se fait grand reporter au retour et correspondant de guerre (la deuxième) : ces tribulations, émaillées de livres au ton neuf, méritent bien une Légion d’honneur, remise par Malraux au début de la Cinquième République… L’œuvre de Cendrars, c’est le chant des bourlingueurs qui ont le feu aux semelles. Et surtout L’Or : moins un roman que la biographie menée dare-dare au présent  du très historique Johann August Suter, héros des temps pionniers quittant comme Blaise sa  Suisse natale, devenant fermier en Californie, y fondant sa « Nouvelle-Helvétie »  aux frais de son audace et à la sueur de son front. Mais la « ruée vers l’or », dès 1848, va détruire son œuvre, briser sa vie… Grand petit livre, charpenté comme une fable, daté mais de toujours, situé mais de partout, moral mais sans emphase, opposant le bonheur du travail patiemment construit au  malheur de  l’argent vite ramassé.

Johann August Suter ne peut oublier le coup qui l’a frappé. Il est en proie à une sombre terreur. Il s’éloigne de plus en plus des travaux de la ferme et cette nouvelle mise en train n’absorbe plus comme autrefois toutes ses facultés. Tout cela ne l’intéresse plus guère et ses enfants peuvent très bien y suffire et réussir en suivant ses indications. Lui se plonge dans la lecture de l’Apocalypse. Il se pose des tas de questions auxquelles il ne sait pas répondre. Il croit avoir été toute sa vie un instrument entre les mains du Tout-Puissant. Il cherche à deviner dans quel but, pour quelle raison. Et il a peur.

Lui, l’homme d’action par excellence, lui qui n’a jamais hésité, hésite maintenant. Il devient renfermé, méfiant, sournois, avare. Il est plein de scrupules. La découverte des mines d’or l’a blanchi, barbe et cheveux ; aujourd’hui, l’inquiétude secrète qui le ronge courbe et ploie sa grande taille de chef. Il va vêtu d’une longue robe de laine et porte un petit bonnet de peau de lapin. Sa parole devient trébuchante. Ses yeux fuyants. La nuit, il ne dort pas.
L’Or.
L’Or l’a ruiné.
Il ne comprend pas.
L’or, tout cet or extrait depuis quatre ans et tout l’or qu’on extraira encore lui appartient. On l’a volé. Il cherche d’en estimer mentalement la valeur, de formuler un chiffre. 1000 millions de dollars, un milliard ? Dieu, la tête lui tourne à la pensée qu’il n’en aura jamais un sou. C’est une injustice. À qui s’adresser, Seigneur ? Et tous ces hommes qui sont venus détruire ma vie, pourquoi ? Ils ont incendié mes moulins, pillé et dévasté mes plantations, volé et abattu mes troupeaux, ruiné mon immense labeur, est-ce juste ? Et maintenant, après s’être assassinés entre eux, ils fondent des familles, des villages, des villes et s’organisent sur mes terres, à l’abri de la Loi. Si c’est dans l’ordre des choses, Seigneur, pourquoi ne puis-je moi aussi en profiter et pourquoi ai-je mérité un si total malheur ? Toutes ces villes, toutes ces villes m’appartiennent après tout, et les villages, et les familles, et les gens, leur travail, leurs bestiaux, leur bonheur. Mon Dieu, que faire ? Tout s’est fracassé entre mes mains, biens, fortune, honneur, la Nouvelle-Helvétie et Anna, cette pauvre femme. Est-ce possible et pourquoi ?
Suter cherche une aide, un conseil, un appui autour de lui ; mais tout se dérobe au point qu’il croit par moments ses maux imaginaires. Alors, par un étrange retour sur lui-même, il songe avec honte à son enfance, à la religion, à sa mère, à son père, à ce milieu d’honneur et de travail, et surtout à son grand-père, à cet homme intègre, à cet homme d’ordre et de justice
Il est victime d’un mirage.
Il se retourne de plus en plus vers sa lointaine petite patrie ; il songe à ce coin paisible de la vieille Europe où tout est calme, réglé, à sa place. Tout y est bien ordonné, les ponts, les canaux, les routes. Les maisons sont debout depuis toujours. La vie des habitants est sans histoire : on y travaille, on y est heureux. Il pense à la fontaine dans laquelle il a craché en partant. Il voudrait y retourner et mourir.

Blaise Cendrars , L’Or, 1925

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Arion


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