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02. Vincent contre les zoulous mutants du Cambodge

Publié le 11 novembre 2009 par Irving
Vincent se roule en boule sur le dos et pousse des petits cris suraigus en direction du plafond. Ses petits bras sont agités de spasmes et ses doigts forment des griffes. Il bouge dans tous les sens, vérifiant de temps à autre que je le regarde toujours, et que son manège me fait toujours rire. A vrai dire il en fait un peu trop.
-Mais putain, hurle-t-il, tu préfères Xavier à moi!
-Mais non.
Xavier fait comme s’il ne se trouvait pas dans la pièce avec nous. Il écrit consciencieusement un e-mail d’insultes à son banquier.
Vincent me reproche d’être plus inspiré par Xavier pour écrire. Je soupire en l’écoutant répéter «tu m’aimes pas» d’un air plaintif. Je lui réponds qu’il se trompe.
-Non mec, persiste-t-il, tu m’aimes pas.
-Mais si, je…
-Tu quoi?
-Enfin, tu sais bien…
-Non, je sais pas.
-Je t’aime, pauvre connard! Voilà, t’es content?
Il recommence à se rouler en boule en rabâchant que je préfère Xavier et que je suis un enculé. Je lui rétorque que si j’écris sur Xavier, c’est pour dire que je le déteste.
-N’empêche qu’à tes yeux, je suis pas un mec intéressant, boude-t-il.
Xavier me demande de corriger l’orthographe de son message avant qu’il ne l’envoie. Pendant que je relis le tissu d’insanités qu’il vient de taper, il me demande quand je compte me remettre à écrire.
Il faudrait que j’arrête de dire aux autres que je veux devenir écrivain. Je pourrais simplement leur faire la surprise de leur montrer des romans que j’ai écrits lorsqu’ils sont finis. Je pourrais prétendre que j’en ai rien à foutre, et faire carrière à la Fnac. Le problème avec la vie d’adulte, c’est qu’elle est livrée sans mode d’emploi.
La pluie tombe contre la fenêtre, nous rappelant que l’automne arrive et qu’il va nous mettre à terre. Il faudrait faire front mais les jeux vidéos nous prennent beaucoup de temps.
Je demande à Vincent quelle genre d’histoire il est sensé m’inspirer, et je vois son visage s’illuminer. En triturant sa moustache, il commence à parler des aventures d’un mec beau, riche, et intelligent, avec une femme superbe, qui gagne toujours au casino et reverse l’argent aux pauvres.
-C’est pas super intéressant, dis-je.
Je demande à Xavier s’il est bien sûr de vouloir envoyer le mail, et il me conseille de ne pas être aussi pédé si je veux faire quelque chose de ma vie.
-Alors parle de ma bataille contre les zoulous, insiste Vincent.
-Quels zoulous?
-Les zoulous mutants.
-Les quoi?
Ses yeux projettent des étoiles. Je m’attendrais presque à l’entendre crier «Eurêka», puis à réclamer un prix Nobel de littérature. Il me fait signe d’être bien attentif à ses paroles, avant de déclamer:
-Les zoulous mutants du Cambodge.
-Vincent, dis-je en grinçant des dents, les zoulous habitent en…
«Vincent contre les zoulous mutants du Cambodge» murmure-t-il pour lui-même. Il hoche la tête comme pour se confirmer qu’il est parfaitement d’accord avec ce qu’il vient de dire.

-Mec, tu veux pas acheter des pop corns?
Je lui réponds que non droit dans les yeux, et m’aperçois en examinant son visage que sa barbe a tellement poussé qu’elle camoufle complètement sa moustache. Je lui annonce que je n’ai pas faim en retirant nos tickets à la borne automatique. Mais c’est mal connaître Vincent: Il ne s’avoue pas vaincu et me supplie d’acheter les fameux pop corns, avançant que ca donne un petit côté rétro au film qu’on va voir, qu’il ne fera pas de bruit en mangeant, et qu’il me rendra l’argent plus tard. Je me demande s’il se roulait par terre étant petit.
Je lui donne ma carte bancaire et vais l’attendre dans la salle, en lui rappelant qu’on est déjà en retard. Quelques minutes plus tard, il me rejoint avec ses victuailles et se moque de mon empressement puisque le film n’a pas commencé.
-J’aime pas rater les bandes annonces, dis-je en grognant.
-On s’en fout des bandes annonces, se moque-t-il.
Il s’assoit et commence à faire des commentaires sur les publicités à l’écran, tout en piochant dans ses pop corns. Je lui fais remarquer qu’il fait un peu de bruit en mangeant et il me traite de pédé.
-Au fait, me rappelle-t-il, t’en es où de mes aventures avec les zoulous?
-Je crois pas que je vais les écrire.
Il s’énerve et râle à voix assez haute pour que nos voisins de derrière nous entendent. Il me reproche de vouloir le priver d’un truc qui ne me prendrait que quelques heures. Puis il me fait son sourire de Vincent, qui veut dire «je t’en supplie», et je lui demande pourquoi c’est aussi important pour lui.
-Parce que c’est cool, répond-il, d’avoir quelqu’un qui écrit sur toi. Il voit des trucs que tu remarques pas à propos de toi-même, tout ça...
Je lui fais signe de se taire car le film commence. Alors que les logos des majors américaines défilent devant nous, il se sent obligé de rajouter:
-Et puis parce que j’aime qu’on parle de moi.
-Ta gueule.

«…Les larmes aux yeux, Vincent pensa que ces zoulous mutants étaient décidément increvables. Il se résolut à en emporter le plus possible avec lui dans la mort. Se dressant sur ses jambes, il passa la tête hors de son abri de fortune, et cria aux zoulous de venir se mesurer à lui si seulement ils l’osaient.
Ces derniers ne se firent pas prier, et se ruèrent sur notre héros avec des cris de guerre qui le firent frissonner. Les combattants s’abattirent sur lui avec la violence sourde d’un ouragan. Il tira plusieurs balles sur les zoulous et en blessa plusieurs. Il crut même en tuer un qui avait l’air un peu chétif, mais sa nature de mutant le remit bientôt sur pied.
«Je dois les entrainer loin des villageois» pensa-t-il, en se dégageant de l’emprise d’un zoulou qui tentait de lui arracher la tête à mains nues. Vincent commença alors à courir parmi les champs inondés, chacun de ses pas s’enfonçant un peu plus dans l’eau. Des bœufs l’observaient passer d’un regard éteint en mâchant ce qui semblait être des algues.
Ce jour là, le Cambodge vit passer à toute allure un brave poursuivi par une horde de guerriers ancestraux génétiquement améliorés. Hors d’haleine, Vincent peinait de plus en plus à courir et l’eau, qui lui arrivait maintenant à mi-cuisses, ne lui facilitait pas la tâche. Les zoulous lancés à sa poursuite gagnaient peu à peu du terrain.
Il inspecta le barillet de son revolver et n’y trouva qu’une balle. Il songea qu’il était peut-être préférable de mourir de sa propre main plutôt que de celle d’un zoulou mutant du Cambodge.
Les larmes ruisselaient maintenant sur ses joues, tandis que de sa voix aigue il fredonnait une chanson de Sinatra pour se donner du courage, et tenter d’oublier que les chants guerriers de ses adversaires prenaient la dimension de la vallée.
Il n’y avait plus de monde extérieur, de pays, de planètes. Il n’y avait que la vallée humide et les bœufs placides qui assistaient à sa chute. Il n’y avait que le canon froid du revolver contre sa tempe qui palpitait, et l’armée de zoulous mutants qui achevait sa course folle.
Il passa la main sur sa moustache, et essuya les larmes de ses joues. Il s’échappa de la vallée un instant, pour goûter aux vapeurs d’opium de Singapour et aux femmes caractérielles de Mexico. La lumière orangée de la fin du jour révélait des nuées de moustiques à la surface de l’eau, et enflammait les nénuphars. Il se demanda pourquoi le crépuscule avait cette beauté sauvage à ses yeux, et pourquoi Sinatra l’accompagnait toujours dans les moments difficiles.
Il pressa la détente, et sa tête devint un feu d’artifice qui fit trembler la vallée, abandonnant le reste de son corps à une eau sombre recouverte de plantes étranges. Les zoulous ne purent jamais retrouver sa trace.»

Xavier relève les yeux de l’ordinateur et me fixe comme s’il me rencontrait pour la première fois. Il me dévisage longuement, semblant chercher une réponse dans mon regard.
-J’ai rarement lu un truc aussi stupide, finit-il par dire.
Le ton de sa voix est plutôt triste, et je le sens sincèrement désolé pour moi. Je m’allonge sur le canapé et fixe le plafond, me concentrant pour m’envoler et passer à travers. Vincent, qui n’a pas décroché un mot depuis qu’il a lu ce que j’ai écrit, s’installe à l’ordinateur dès que Xavier se lève, et commence à surfer sur internet.
-Ca dit rien sur moi, marmonne-t-il.
Xavier lui répond que à la limite le plus grave c’est que j’écrive de la merde. Le plafond n’est qu’à quelques mètres et déjà je sens la gravité s’inverser. Les lois de la physique je les baise, et mon corps s’élève lentement vers cette sortie improbable. Je suis à peine tangible, et en forçant un peu je devrais arriver à passer au travers.
C’est pas grave que ça ne dise rien sur mon pote, ce que j’écris. C’est lui. Il court à toute vitesse pour essayer de semer ses poursuivants, et serait capable de leur montrer ses fesses pour les énerver un peu plus.
Vincent me dit que je ne vis pas dans le monde réel. De mon point de vue, c’est lui qui vit dans un monde de zoulous mutants. Et il se débat courageusement.

Note: Rajouter scène où il montre ses fesses aux zoulous.

Prochainement: Xavier agent littéraire

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