Au coeur de la jungle équatoriale africaine, dans un pays majestueux, envoûtant et meurtrier, un conquérant pacifique débarquait.
Robinson des temps moderne, dans ce siècle nouveau en mutation, il accomplissait d’instinct un acte contemporain. Dans un premier temps, il demandait l’asile respectueusement, avec son équipe de soignant, pour un long et laborieux temps.
Septembre 1965, j’appris la nouvelle du décès d’Albert Schweitzer. Je vivais alors dans un séminaire protestant, j’effectuais ma première année de théologie. La nouvelle fut commentée avec émotion et ferveur, en adéquation avec mon environnement.
C’était au temps où la critique et la contestation laissaient largement la place à l’idéalisme et au respect inconditionnel pour les anciens. Pour ceux qui nous ouvraient la voie, bonne ou mauvaise, ils étaient de « bonne foi ». Pour cela ils méritaient, nous le pensions, notre considération et notre affection. La bonne foi est respectable, la critique, également, mais surtout avec le recul.
Pour Albert Schweitzer, l’influence de Nietzsche, à travers ses deux livres de maturité que sont « Le Gay Savoir » et « Ainsi parlait Zarathoustra »représentait un risque pour l’humanité. « Dieu est mort ». Cette inscription apparaîtra plus tard à l’entrée des camps d’extermination érigés par les nazi. En Europe, la croyance en Dieu disparait, mais également le mythe du libre arbitre, le mythe du « bien et du mal »
Ainsi, un jour, un « surhomme » assumerait son irresponsabilité, admirerait le cours des choses, l’enchaînement des évènements. Tout sépare la philosophie moderne de Nietzsche, des principes judéo-chrétiens d’Albert Schweitzer.
Ces deux philosophies, pour l’essentiel, sont à l’oeuvre de concert dans le monde moderne ; avec des alternatives elles prennent des formes complexes. Les problèmes naissent de l’une et de l’autre et de leurs interactions. Le merveilleux et l’extraordinaire côtoient la misère très présente en forme d’apocalypse, dans un contraste assourdissant, éclaboussant, aveuglant, schyzophrénique. Quel courage et quelle intelligence déployées chez les hommes pour se maintenir, funambules au-dessus du néant, avec autant de désinvolture pour les plus favorisés, et autant de résignation pour les déshérités...beaucoup de révolte légitime pour tous les autres.
Le bon sens de la terre, Albert Schweitzer le distillait et le distribuait avec sa simplicité légendaire. Ses titres universitaires étaient impressionnants. Musicien, musicologue, organiste, théologien, pasteur, écrivain, philosophe et médecin, prix Nobel de la paix 1952...mais surtout jardinier et ouvrier du bâtiment pour son hôpital et son village de Lambaréné. Avant-gardiste, il cheminait avec un siècle d’avance sur son époque. C’est encore un modèle pour tous les aventuriers respectueux de l’écologie des lieux, attentifs à l’environnement humain, animal et végétal. Je crois qu’il eût en Inde son alter égo en la personne du mahatma Gandhi .
Il avait vu le jour Kaysersberg (Haut-Rhin), en Alsace, alors annexée par l’Allemagne, dans une période où la colonisations sévissait sur toute la surface de la terre. En France on entendait ceci :
« Je vous défie de soutenir jusqu’au bout votre thèse qui repose sur l’égalité, la liberté, l’indépendance des races inférieures. Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement que les races supérieures ont un droit vis à vis des races inférieures. » Jules Ferry (1832-1893 ) - (débats parlementaires du 28 juillet 1885)
« La colonisation en grand est une nécessité politique tout à fait de premier ordre … La conquête d’un pays de race inférieure par une race supérieure n’a rien de choquant … » Ernest Renan (1823-1892 ) - la réforme intellectuelle et morale 1871)
« Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement que les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures » Jules Ferry.
Le contexte politique et social posés, il faut compter avec l’histoire. Cependant, Albert Schweitzer fut souvent contesté dans ses conceptions philosophiques, ses pratiques médicales et sa vision de l’histoire, de l’Afrique et de ses habitants.
« Il aurait fallu qu’il fût autre chose qu’un médecin ordinaire et son hôpital un bidonville. Il aurait fallu qu’il eût une conception plus humaine et plus digne de l’hospitalisation de l’homme noir malade. (...) Pourquoi n’a-t-on pas dit que sur l’autre berge du fleuve Ogooué, en face de lui, existait un autre hôpital, plus moderne, celui-là, avec une maternité pleine d’accouchées et un service de chirurgie très bien équipé, d’autres médecins, ceux du Corps de Santé Colonial qui possédaient une plus grande expérience que lui, et d’autres malades qui recevaient des soins au moins aussi convenables que ceux dispensés dans son hôpital. (...) Pourquoi n’a-t-on pas dit non plus, que considérer l’Afrique comme un continent figé et l’homme noir comme incapable d’évoluer, était une erreur de la part de Schweitzer ? (...) inscrire comme prioritaire la médecine curative et individuelle, comme le fit Schweitzer, constituait une erreur majeure dans l’appréciation de l’action sanitaire à mener (...) en Afrique. (...) A quoi bon soigner quelques ulcères et faire des extractions dentaires si des centaines de malades mouraient de la maladie du sommeil ? »
La médecine s’interroge sur la popularité d’un homme aussi marginal, un médecin « ordinaire »qui reconstitue un univers de soins dans un cadre vierge, avec des malades qui se présentent avec toute leur famille et leurs animaux domestiques. Les différences ethniques sont respectées, les habitudes et coutumes acceptées. Des concepts et pratiques ancestrales appliquées dans un bon sens naturel et culturel.
Quelle est la part d’erreur dans cette aventure qui connut un succès planétaire ? L’immense reconnaissance de cet homme hors du commun vient en partie de sa grande capacité de communication. C’est un facteur essentiel de guérison, certainement plus puissant et moins nocif que les médicaments aux effets secondaires destructeurs. En cela, la médecine officielle se trompe. Il ne suffit pas de posséder l’infrastructure médicale, qui d’ailleurs ressemble de plus en plus à une immense banque ou la spéculation médicamenteuse et financière va bon train et où les infirmières sont réduites à l’esclavage, fatiguées et sous payées. Hôpitaux où l’on rencontre des médecins chercheurs plus que soignants, mais souvent d’excellents gestionnaires.
Je me suis toujours demandé pourquoi les médecins célèbres portaient des noms de bacilles, comme les astronomes antiques des noms d’étoiles. Pour les seconds cela présente l’avantage de la musicalité poétique. Dans les deux cas ça manque de modestie.
« L’homme n’est éthique que lorsque la vie en elle-même, aussi bien celle des plantes que celle des animaux lui est sacrée, comme celle des hommes, et lorsqu’il se dévoue pour porter aide à une vie qui est en danger. Seule l’éthique universelle d’une vie qui se sent démesurément responsable à l’égard de tout ce qui vit peut se justifier en pensée. » « L’éthique du respect de la vie comprend donc en elle-même tout ce que couvrent les notions d’amour, de dévouement, de partage de souffrances, de partage de joies et d’engagement pour le bien. »
« L’élément essentiel de la civilisation est le perfectionnement éthique de l’individu aussi bien que de la société. Mais réciproquement tout progrès spirituel ou matériel a son importance pour la civilisation. La volonté de civilisation est donc une volonté universelle de progrès qui reconnait l’éthique comme la plus haute des valeurs. Quelque importance que nous attachions à la science et au pouvoir humain, il est pourtant évident que seule une humanité poursuivant des fins morales peut bénéficier dans une pleine mesure des progrès matériels et triompher en même temps des dangers qui les accompagnent. »
Son refus de modifier les coutumes indigènes - ce qui le condamnait à garder à son hôpital un côté archaïque ; à son aspect bourru comme ses réactions paternalistes, Albert Schweitzer avait, sur beaucoup d’autres, l’avantage de mettre sa vie en harmonie avec ses principes philosophiques et religieux.
Fixé dans un des lieux les plus reculés de l’Afrique il décide d’y mourir loin de sa patrie et de sa famille : « Je vous appartiens - dit-il aux Gabonais, jusqu’à mon dernier souffle. »
Jack MANDON
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