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Focale zéro ou le crime intrinsèque

Par Lethee

Focale zéro ou le crime intrinsèque.

Que feriez-vous si vous entendiez, au milieu de la nuit, une jeune femme crier « Au secours, à l’aide !... il m’a poignardée.. je vais mourir… » ? Seriez-vous, cher lecteur, victime du syndrome Kitty Genovese ?

« Mais qu’est-ce donc ? » me direz-vous… Il s’agit d’un des plus grands maux de ce monde, et aussi l’un des plus méconnus. C’est pourtant en s’essayant à l’exercice de l’implication d’un fait divers dans une œuvre romanesque pour la collection « Ceci n’est pas un fait divers » chez Grasset, que Didier Decoin, journaliste mais aussi écrivain, a fini par évoquer ce syndrome très révélateur du comportement de la société. Pour ce faire, il a choisi pour théâtre le crime perpétré contre Catherine Genovese, Italo-américaine assassinée sauvagement en 1964 par Winston Moseley.

Qu’y a-t-il de pire ? Le crime ou l’absence d’acte pour l’empêcher ? La sauvagerie ou la lâcheté ?

A vrai dire, c’est tout l’enjeu du roman, qui pointe ce crime catalogué au départ dans les « faits divers », parce qu’il n’en est pas un. Un journaliste de l’époque a si bien poussé son enquête et ficelé son papier que le procès, le crime, le meurtrier ont incité toute une société à s’interroger sur elle-même.

Il faut remettre le crime dans son contexte. Tout crime est monstrueux. Que le criminel n’éprouve aucun remords l’est encore plus. Qu’un témoin n’intervienne pas, et c’est un double crime. Mais qu’un assassin bénéficie de 35 minutes très longues pour violenter, torturer, égorger sa victime avec 38 témoins aux aguets prêts à retourner sagement sous leur couette sans réagir et l’acte criminel ressemble soudain à une maladie contagieuse qui se répand plus vite encore pour exterminer toute humanité dans l’homme.

Voilà comment Kitty Genovese est morte nous explique-t-il. Elle pensait être de ces humains qui l’ont vue derrière leurs rideaux, et sur lesquels elle comptait de la même manière qu’ils auraient pu compter sur elle. Grave erreur. Car si le crime est une erreur, l’empêcher fait encore plus peur.

S’il est bien un point commun à tous, c’est celui qui consiste à s’identifier à la victime. Mais à trop s’identifier on prend peur, et les écoutilles se ferment. L’identifiable s’identifiant a deux solutions : agir par compassion, par héroïsme. Ne rien faire pour ne pas risquer d’échanger sa place.

Mais que risquait-on à décrocher son téléphone pour prévenir quelqu’un de capable d’appréhender le coupable ? Rien. Et là intervient le syndrome tristement célèbre : si les fous rient plus fort lorsqu’ils sont plus nombreux, la lâcheté, elle, a le pouvoir de se multiplier par autant d’individus. C’est ainsi, plus on a d’yeux, moins on agit.

On appellerait volontiers ce syndrome « poupées russes », où chacune compte sur l’autre pour renfermer le courage qu’on cherche tant, indéfiniment…

Didier Decoin nous offre là un roman angoissé et angoissant, pour autrui et pour soi-même. Le narrateur, c’est finalement la conscience de chacun : celle des victimes, celle du meurtrier, celle des juges et des témoins, celle de celui qui aurait voulu agir et qui pourtant doute encore de ses capacités en pareilles circonstances.

L’écriture de Didier Decoin n’est pas que la retranscription d’un témoignage, comme elle pourrait le laisser croire : elle se fait perspicace et persuasive, inquisitrice, dévoratrice. C’est un roman que chacun devrait lire pour voir encore une fois de quoi la société est capable… ou comment les individus se rendent soudainement incapables d’humanité.  


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