Magazine Livres

Flagrant délire

Par Chroniqueur

La surveillance du citoyen ne connaît pas la crise. Comme en témoigne le contrôle des tickets de bus de la ligne 75. Deux policiers et deux hommes de la société FireHumanWall s’approchent. Les deux privés, en tenue militaire, chaussures hautes, courent vers les portes, l'un à l'avant, l'autre à l'arrière. Je crois qu’ils s’activent ainsi afin de s’assurer que ma voisine de banquette, la septantaine à vue d'œil, n’en profite pas pour s’échapper. Cette attitude menaçante ne nous rassure pas trop comme en témoignent les murmures autour de moi. On ne doit pas parler plus fort lors d’une prise d'otage. On tente de se rassurer en se disant que ce doit bel et bien être pour les billets qu'ils vont monter. Du moins on l'espère. 
Les portes s'ouvrent et ils n’ont même pas besoin de demander que nous présentions les titres de transport : chacun a déjà son abonnement à la main. Certains le lèvent déjà bien haut afin de prouver qu'ils ne sont pas armés.
Je m'aperçois que nous ne repartirons pas tant que le contrôle ne sera pas fini : nos GIs ne prennent pas le bus, eux. Ils ont un gros 4x4 de société garé à côté de la voiture de police. 
Pression intense... Le bus ne démarrera pas tant que tout le monde... tout le monde... Le malheureux! Il commence à trembler. L’agent lui lance sèchement:
- On attend !
Il fouille son sac parterre en bredouillant qu'il ne comprend pas, qu'il avait son abonnement pas plus tard que ce matin. Les deux gars se regardent avec l’air entendu de ceux pour qui ce qui est en train de se passer est routinier. Grosse habitude des délinquants. Chacun dans le bus prend ses distances avec le fautif afin de ne pas se compromettre. Car il est évident qu'il est coupable, ça se voit. Une légère perspiration apparaît sur son front; il est nerveux; ses gestes sont gauches. Comme il est immonde de se balader sans titre de transport valable... Le chauffeur soupire bien fort pour faire comprendre qu'il a un horaire à tenir. 
- On attend toujours, lui lance crânement l’autre.
Finalement, pris de panique, l'usager des transports publics, contrôlés par une police privée sous le regard de la police publique, craque. Il vide son sac sur le sol en criant à travers ses sanglots: 
- Mais je ne le trouve plus!
Le misérable ...  Comme d'habitude, il va faire exemple. On ne le sortira pas du bus. Il y a quelques temps encore, encadré comme un meurtrier, l'escroc était expulsé. On l'emmenait derrière un arbre ou une cabine téléphonique. Le chauffeur laissait les portes ouvertes et tardait à repartir afin que tout un chacun puisse entendre les cris du resquilleur. Mais l'Administration Général du Redressement des Torts Publics avait édicté une nouvelle consigne: "La peine psychique sera infligée dans le véhicule au vu de tous. Le supplice sera redoublé si l'amende ne peut pas être payée sur-le-champ".
En attendant, chacun se cale dans la bonne conscience de celui qui n'a rien à se reprocher et attend, faisant mine de ne rien voir. Même moi, moi qui ai pourtant vu le ticket du condamné tomber à mes pieds, je n'ose rien dire. Une telle initiative pourrait être interprétée comme anti-citoyenne. La solidarité est un crime lourdement puni. 
On amène le condamné au milieu du véhicule. L'homme se met à genou et le samouraï de la ligne 75 lui intime de lire un petit texte. Peu de choses en somme, quelques mots. Mais quels mots ! Il n’y a pas de châtiment plus terrible. Une fois prononcé, le processus est irréversible.
- Non, je vous en supplie, tout, tout mais pas ça! Tenez, j'ai ma carte d'identité, regardez! Copiez-la !
En effet, elle est tatouée sur son ventre. Il suffirait de scanner le code barre. Mais on lui répète sur un ton dénué de toute compassion:
- Lis!
Les passagers, précautionneux, prennent les boules quiès qui se trouvent sous le siège afin de ne pas l'entendre. L'autre murmure péniblement:
- Pitié, pitié... j’ai une famille, des enfants, je dois les éduquer. Comment ferai-je après ? Tenez, voilà, prenez tout mon argent.
Il sanglote et, pour faire preuve de sa bonne volonté, il se tape la tête contre le montant d'un siège. Le chauffeur se lève d'un bon pour le rejeter en arrière, vociférant un: 
- Qui va laver après!
Rien n'y fera. Ils rudoient son corps à coups de matraques. Il n'a plus le choix. Il se met à bafouiller les premiers mots au milieu de ses gémissements.
- Je jure de ne plus…
La décence devrait m'interdire de répéter ici ce qu'il fut contraint de dire. Mais je me dois de témoigner. C'était affreux de voir ce fleuron de la création humaine, créé pour le soleil, les abeilles et toutes les merveilles du monde devoir déclarer :
- Je jure de ne plus rien lire d’autre pour le restant de mes jours qu’un journal gratuit !
...
Je me réveille au son de la voix de la chauffeuse qui me dit gentiment:
- Monsieur, c'est le terminus, il faut descendre...
Décidément, mes neurones créent d'étranges déconnexions! 


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Chroniqueur 55 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazine