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Denis Johnson. Arbre de Fumée.

Publié le 07 février 2009 par Fric Frac Club

Quand vient le moment d’être un peu sérieux je me retrouve dans une position malaisée carle temps a passé, les détails se sont progressivement effacés et ne restent que quelques notes éparses, des impressions, bonnes, celle d’un roman génial, le meilleur sorti en français l’année 2008, n’en déplaise à mes camarades pynchoniens et bolaniens (ils ne sont pas loin dans mon classement rassurez-vous). Je veux parler d’Arbre de Fumée, dernier roman de Denis Johnson, qui a remporté le National Book Award de 2007, dans la suite directe de William Vollmann (2005) et Richard Powers (2006).

Tout commence au Vietnam le 23 novembre 63 par une scène hallucinatoire qu’un colonel Kurtz camé à l’os aurait pu cauchemarder. Kennedy vient de se faire descendre et c’est une Amérique dépucelée qui poursuit son escapade en Asie du Sud-est. La mort de Jack le K c’est le dévoilement d’une Amérique des apparences qui se retrouve seule face à elle-même. Une Amérique qui a fermé les yeux et qui doit maintenant, alors que ça vient à peine de commencer, regarder l’horreur en face, prendre ses responsabilités. La sauvagerie de la scène inaugurale est fascinante parce qu’elle contient tous les enjeux à venir du roman. Quand le bleu-bite Houston bute ce singe, on sait que c’est terminé, que l’Histoire va se dérouler telle qu’on la connait, telle qu’on en connait les grandes lignes. Mais l’important n’est pas là. Dans ce mouvement en avant, dans ce déclin irrémédiable Johnson cherche quelques parcelles d’humanité, atomisées certes, mais qui survivent et fait de ses personnages et non de l’Histoire le catalyseur de son roman, les deux dimensions en perpétuelle anicroche, se disputant

Le gamin de 18 ans né de la guerre pour y retourner se met à chialer.

“If this is war, let peace never come”


Le récit se centre sur Skip Sands qui, si l’on voulait schématiser parce que c’est bien de simplifier c’est la dualité de l’Amérique, ou plutôt la dualité qu’elle croit représenter. Skip (outre ce surnom ridicule qui indique qu’il faut passer son chemin, ne pas laisser son attention trop longtemps sur le vide) c’est le Quiet American ou l’ Ugly American. Ce serait tellement simple si la réalité était cette dualité, un jeu de deux masques interchangeables. La tragédie est dans la nuance, la complexité des personnages qui ne peuvent s’extraire de cette absence totale de destin et de détermination. Un amour peut-être en Kathy, pas l’Amour certainement, dans un entre-deux de rencontres fortuites, provoquées, indécidées. Mais restons dans l’ordre.

“But this stuff, this Tree of Smoke, it’s neither desk nor field. It’s somewhere out in the jungles of romance and psychosis”


L’ « arbre de fumée » (Tree of Smoke dans la langue de Melville) c’est le nom que les services spéciaux américains donnaient aux opérations de guerre psychologique pendant la guerre du Vietnam, stratégies de barbouzage, d’intoxication, de contre-intelligence. L’image est belle. Celle de l’arbre de la connaissance qui n’est qu’illusion, qui n’a ni corps, ni esprit, ni vie, n’est qu’une manipulation pure de l’homme, une tentative de déstabilisation de la connaissance. On veut faire perdre l’ennemi en abattant ce en quoi il doit croire, ce à partir de quoi il doit penser son combat. Bref, Skip est chargé de garder et mettre à jour les fiches de renseignement nécessaires à l’opération menée avec paranoïa par son oncle le Colonel Sands (il y aurait une histoire des colonels à faire, je la laisse à d’autres) Les frères Houston, Bill et James, soldats dont l’un rentre au pays après sa première tournée, où sa vie se déroule en parallèle des autres, un appendice de douleur, illustration d’une vie possible, pas nécessairement satisfaisante mais une vie quand même.

Arbre de Fumée est donc un roman qui se déroule pendant la guerre du Vietnam. Je ne saurais dire s’il s’agit d’un roman sur cette guerre en elle-même. Sujet casse gueule, tout le monde à des références littéraires ou cinématographiques en tête, de Ken Anderson (Sympathy for the Devil) à Stewart O’nan (Le Nom des Morts) pour les livres, de Coppola à Cimino en passant par Kubrick pour le cinéma.

Que fait alors Johnson ? Il s’en sert et nous donne autre chose à voir. En choisissant de ne pas montrer directement les combats mais en insistant sur le versant psychologique de cette guerre, il diffuse toutes les attentes traditionnelles face au genre même du roman de guerre et au roman historique. Le traumatisme des anciens combattants on connait. Celui des combattants aussi. Quoique. Autre chose. Étendu sur une vingtaine d’années le récit vaut par son ampleur et le traitement qu’il réserve à ses personnages, tragiques s’il en est. On pourrait dire fresque mais ça ferait trop pompier. Ce qui est formidable c’est la manière, comme dans Déjà Mort pour ce que j’en sais, dont sont déroulés plusieurs fils narratifs incarnés par autant de personnages, qui se croisent ou non et en montrant que l’enjeu n’est pas là, pas dans la réunion de ce qui est crée mais dans l’existence pure de ce qui est crée, dans les trajectoires singulières de chacun, trajectoires nécessairement obliques, biaiseuses.Arbre de fumée n’est pas un récit choral car il n’y est jamais question d’harmonie dans la forme, chacun des personnages suit son court, déroule un destin, pose ses propres questions. En ôtant toute dramatisation outrancière le récit ôte toute attente et s’ouvre à la contemplation.Le roman est à la hauteur de ses personnages, il n’y pas de destin plus grand qu’eux, autre chose que leurs propres faiblesses pour les faire exister. Pas de manœuvres scénaristiques de best-seller en série, ce qui n’exclut pas une tension permanente, tissu même du récit. Ce sont les personnages et seulement eux qui importent et cet angle obstiné nous fait oublier que les évènements ont aussi leur prise sur eux, et le roman nous le rappelle cruellement en explorant cette part de nos vies sur lesquelles nous n’avons aucune prise, sur ce temps qui se distend jusqu’à ce que les années deviennent un grand flou indistinct dans lequel on ne peut se repérer et au sein duquel, on espère, auront percé des moments de grâce. C’est un labyrinthe auquel on ne peut rien comprendre qui se déroule, fait de multiples intrigues, de chausse-trappes, d’échos et réverbérations qui empêchent d’y voir clair, émiettement de l’intrigue jusqu’à ce qu’il ne reste que les personnages. Johnson déjoue les enjeux classiques du roman de guerre en diluant la violence en multipliant les signes sur notre route. Tout y est décalé, désengagé, il nous fait passer à côté des passages obligés comme lors de l’évocation de la bataille du Têt en 68. Familiarité et étrangeté contigüe, parce que l’on croit trop bien connaître ces contrées.

“This is a time of wars, we have nothing to count on but our family”


S’il fallait une fois de plus unir les fils, il faudrait dire qu’Arbre de Fumée est une réflexion d’une intensité remarquable sur la trahison et donc sur le doute. Et on n’est jamais mieux trahi que par sa famille. Sa famille de sang. Et ensuite son pays, sa patrie. Skip n’est qu’un homme de paille en dernière instance, son oncle le Colonel Sands un manipulateur qui a peut-être cédé à la folie, ou qui est peut-être bien le personnage le plus sain de l’histoire. L’indécision (du moins la mienne, elle n’est peut être pas partagée par les autres lecteurs) est l’essence fondamentale du doute qu’entretient en permanence le roman sur les intentions et les actions de ses personnages. Trahi par son pays, sa seconde famille. C’est toute la question de la loyauté qui est reposée dans le roman, et à travers elle celle de l’essence des liens familiaux.

Arbre de Fumée c’est la fin de partie d’une Amérique qui n’a plus de mythe à se mettre sous la dent, et cette Amérique là devient le mythe désincarné d’un avenir morne.

Les années qui s’écoulent sont autant de séquences désarticulés, sans continuité véritable, on recolle les morceaux, de nouvelles cicatrices apparaissent que l’on n’avait pas remarquées, qui n’étaient peut être pas là avant mais qui y sont maintenant.

Il faudrait certainement faire une place à part pour la dernière partie. Ironiquement le récit trouve sa conclusion 20 ans après le commencement du roman, soit en 1983 (sans que la coïncidence aille plus loin que ça à mon sens). Excroissance troublante qui abandonne ou presque ce que l’on avait vu jusque là, flash-forward d’une amertume extrême et d’une tristesse abyssale. Avec une nouvelle mort, la boucle est bouclée. Cet épilogue qui n’en est pas un me rappelle la dernière partie de La Famille Royale de Vollmann, tout au moins le sentiment qui s’en dégage car dans les faits rien ne saurait plus différencier les deux séquences. Dans Arbre de Fumée, l’immense terrain de jeu qu’était le Vietnam en guerre s’est réduit à une cellule, et bientôt à rien, à part les lettres de Skip transmises à Kathy de manière posthume et qui sont autant d’épitaphes sur les tombes des morts qui jalonnent le roman, tentatives sur le vif de donner un sens à l’irrationalité fondamentale de ce qui s’est passé et dont la lecture, vingt ans après ne peut être que dévastatrice. Non l’analogie est bien plus motivée par le sentiment d’errance qui se dégage de ces deux appendices. Sur la forme, le caractère proprement étranger de ces terminaisons finales du roman, que l’on croirait avoir été écrites à part, pour un autre projet, qui procurent à la lecture un sentiment de malaise, celui à la fois d’avoir été trompé, dépossédé d’un sens que l’on croyait acquis, ou du moins que l’on croyait pouvoir deviner.

Là où chez Vollmann Henry Tyler, le « personnage principal » choisissait la vie de hobo, errant sur la côte ouest américaine sans but aucun, gagné par la folie et la solitude ne vivant qu’en poursuite de ce qu’il sait pertinemment avoir perdu, on observe chez Johnson cette même amertume, ce non accomplissement d’une destinée qui pouvait apparaître manifeste, d’une vie qui semblait écrite dans ses moindres détails avant que la machine bien huilée ne se grippe et ne prenne une direction inattendue jusqu’à se séparer d’elle-même pour créer un autre chemin qui a peu à voir avec celui qui était jusque là parcouru.

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