Le fils d'un sabotier, petit bonhomme au corps malingre, au visage défiguré par la maladie, va au début du XXe siècle apportait au roman une fraîcheur nouvelle. Il ouvrira les portes, et fera rentrer dans la littérature, "la vie" que la jeune génération réclamait sur tous les tons depuis le naturisme de Saint-Georges de Bouhélier jusqu'aux écoles nouvelles. Ecrivain de "classe" (1), Philippe ne se contente pas de mettre en scène la vie du peuple, la vie des pauvres, cette vie là sera présentée par l'un de ceux qui l'a vécue. Avec amour, compréhension, parti pris même, il sera farouchement du côté des déshérites, pas seulement des travailleurs, mais aussi des mendiants, des prostitués, des voyous, même. Comme le note Jean Viollis dans l'article nécrologique qui suit, Charles-Louis Philippe ne fut en rien un théoricien, ce qui le distingue dans cette époque où les oeuvres sont plus rares que les théories (2). Si son oeuvre a marqué son temps, il fut l'un des premiers auteurs publiés par la toute jeune N.R.F. et son "patron" André Gide, il n'a pas créé de mouvement (3), mais il fut pourtant l'un des premiers de cette "race de pauvres" qui viendront quelques années plus tard, bousculer les règle de la littérature bourgeoise, et qu'Henry Poulaille réunira sous le titre générique de littérature prolétarienne(4)
(1) "Je crois être en France le premier d’une race de pauvres qui soit allée dans les lettres." écrit-il à M. Barrès.(2) Voir la floraison des écoles poétiques : le Paroxisme de Nicolas Beauduin, l'Intégralisme de A. Lacuzon, l'Impulssionnisme de Florian-Parmentier, ou encore le Dynamisme de A.-M. Gossez.(3) Avec les nouvelles reprisent dans Les Dieux chez nous, Georges Pioch, pourrait bien être l'un des plus proche de l'esprit de Charles-Louis Philippe tant pour le choix des sujets que par le style. De même, les nouvelles de Lucien Jean font irrésistiblement penser à son ami Philippe, plus théoricien, plus "philosophe" que celui-ci, il aurait influencé l'auteur de Coquecigrue. Emile Guillaumin, enfin, l'écrivain-paysan originaire d'un village proche de Cerilly, sera encouragé par Philippe qui sera son influence majeure.(4) Henry Poulaille : Le Nouvel âge littéraire. Valois, 1930.
Comment témoigner à l'égard d'un ami soudain disparu, de cette froideur indifférente qui, seule, permet de juger posément l'oeuvre qu'il a laissé . Il y a quelques semaines, Charles-Louis Philippe était pour nous un compagnon. Il causait, riait, s'attristait avec nous et parmi nous, et ses livres, même les premiers, gardaient comme un reflet de sa vie. La surprise est trop brusque : c'est seulement après plusieurs années que nous pourrons apercevoir les germes que Philippe a laissés en nous. Peut-être sera-t-on surpris alors de leur importance.
Ce quinze dernières années ont été marquées, dans le milieux littéraire, par deux mouvements : la réaction entre le symbolisme, d'une part, et la recherche d'une formule de roman qui permit d'échapper à ce que le naturalisme avait de morne et de glacé tout en maintenant ses méthodes de documentation. A ce dernier point de vue, des livres comme Bubu-de-Montparnasse et le Père Perdrix furent d'un intérêt considérable ; non que Philippe ait prétendu « prouver » quoi que ce fût en les écrivain, mais la force des choses leur prêta un rôle actif ; je ne connais guère de jeunes écrivains qui n'en aient subi l'influence ; Philippe, assurément, ne laisse pas une école de pasticheurs ; mais chez les romanciers de sa génération les moins pareils à lui, une analyse soigneuse révélerait ce que les chimistes appellent « traces », dans un mélange. Je crois qu'il existe aujourd'hui en nous un fort apport de littérature russe : Philippe en aura été l'un des principaux véhicules.
Nul, d'ailleurs, n'était moins doctrinaire que lui. On ne trouverait pas une seule de ses lignes qui donnât un conseil ou proposât une règle. Il écrivait comme il sentait, sans se tâter, sans s'examiner ;
c'est absolument en dehors de lui que ses livres ont exercé une action, par leur seul attrait de persuasion, par leur seule force d'exemple. Mais comment définir ce qu'ils contenaient de nouveau ?
Au cours des tournées d'inspection qu'il faisait dans les différents quartiers de Paris pour vérifier les étalages (il était « piqueur » municipal et ses fonctions consistaient à empêcher les étalages de déborder sur la voie publique), Philippe montait quelquefois chez ses amis et s'invitait à déjeuner. Un jour, il aperçut dans le cabinet de l'un d'eux cette inscription qui ornait le fronton de la bibliothèque : Créer, c'est combiner soigneusement, patiemment et avec intelligence. Philippe réfléchit, ôtat sa pipe de la bouche, et dit après un instant : - « Oui, cela me plairait, mais il y manque quelque chose. J'ajouterais :... et avec foi. » Cette parole le peindrait assez.
Avec foi n'avait pas pour lui de signification très limitée. Il aurait pu dire aussi bien : avec amour. Sa « foi » le portait indifféremment vers le christianisme et vers l'anarchie. Tout mouvement du coeur, tout élan généreux le séduisaient également. Il détestait de raisonner sur ce qui lui paraissait beau. Je ne suis pas certain qu'il n'ait jamais été dupe de son enthousiasme, par exemple lorsqu'il s 'émerveillait de la littérature de Claudel ou de la peinture de Matisse. Mais rien de snob ne se mêlait à ces admirations. Elles surgissaient en lui, sincères, entières. Cela suffisait pour qu'il acceptât. L'idée de contrôle lui répugnait. Si quelque ami le poussait là-dessus, il répondait : - « Non... Pourquoi réfléchir sur ce que l'on aime ? »
Il a aimé toute sa vie. Quoi ? La faiblesse, le malheur, la pauvreté. Il aimait tout ce qui portait de la douleur en soi, jusqu'au crimes et jusqu'aux vices. Il aimait l'amour. Sa faculté d'aimer s'était trouvée à une dure école. Mais, pauvre et laid, il s'attachait plus passionnément à l'amour parce qu'il avait eu plus de peine à le garder sauf.
Ce corps malingre cachait le coeur le plus tendre, toujours ému, toujours frémissant. Il avait connu toutes les cruautés de la vie, mais elles n'avaient fait que l'incliner davantage vers la compassion. Un mal dont il restait défiguré avait ravagé son enfance : il ne se souvenait que du redoublement des soins maternels autour de son petit lit de malade, et pour retracer cette période, il écrivit ce livre d'adoration sanglotante, la Mère et l'enfant. Aucune misère, aucune humiliation ne lui furent épargnées, sans qu'on puisse en trouver dans Bubu, dans le Pére Perdrix, dans Marie Donadieu, d'autre écho que celui de la tendresse et de la pitié. « Quand on est faible, écrivait-il, il faut se défendre en pardonnant aux forts. » Cette humble défense lui assura des victoires.
Philippe avait une taille d'enfant, un visage décidé, la mâchoire percée de trous, la moustache et la barbiche rares ; un binocle mal équilibré, qu'il redressait fréquemment du bout des doigts, chevauchait son nez ; les yeux trop gros et d'une couleur peu marquée, prenaient une intensité extraordinaire, non par leur éclat, mais par une sorte de frisson inquiet et bon qui venait y affleurer du fond de lui-même ; ce qui séduisait surtout, c'était sa voix, une voix fine, légère, nuancée, un peu meurtrie, mais extrêmement musicale, avec des hésitations, des arrêts... Il partait très simplement, mais on sentait parfois sous sa parole une sorte de tremblement contenu qui lui donnait un grand charme. Ce garçon frêle, tout petit dans un fauteuil, tout perdu au milieu d'un groupe, et qui, de son origine villageoise, gardait des vêtements lourdement taillés et des souliers carrés, faisait taire tout naturellement les conversations s'il élevait la voix, et rien n'était touchant, lorsqu'il avait prononcé quelques phrases, comme l'embarras qu'il semblait éprouver de retenir l'attention des autres : il se taisait presque aussitôt et se tenait là, raccrochant machinalement son lorgnon bossu, les paupières à demi baissées sur ses yeux mouillés, un sourire délicat et gêné au coin des lèvres.
Philippe ne manquait pas de malice ; mais son ironie restait sans acidité. « Seuls les maladroits sont méchants, répétait-il volontiers ; car c'est de soi, en somme, que l'on a le plus à se moquer ! »
Il parlait de lui-même avec drôlerie et s'amusait volontiers de sa propre personne. Sa petite taille surtout excitait ses plaisanteries. - « N'est-ce pas que je ferais une drôle de poupée ? Mais c'est difficile de dire maman comme il faut... » Un jour qu'il était chez un ami, cet ami s'absente un instant, puis retrouve Philippe gravement perché sur trois tabourets et fumant une longue pipe de terre. - « Tu vois, expliqua-t-il, je cherchais à savoir si c'est plus commode d'être grand pour fumer la pipe.» Cette gaieté particulière, gouailleuse, mélancolique, peut-être ingénue, beaucoup plus berrichonne en tous cas que parisienne, se retrouve abondamment dans son dernier livre, Croquignole. Croquignole a pu surprendre ceux qui aimaient dans Philippe une « manière ». Mais le danger, chez un écrivain aussi original que celui-ci, eût été précisément de se laisser aller à créer son propre poncif. Philippe venait d'y échappait. J'étais de ceux que Croquignole avais ravis non seulement par son propre agrément, mais par l'aspect inattendu de son auteur qu'il révélait. Philippe « s'augmentait » avec ce livre, qui permettait de croire que le ton d'apitoiement un peu soutenu de Bubu, du Père Perdrix et de Marie Donadieu allait s'éclairer de bonne humeur ; et de fait, les contes que Philippe donnait depuis lors aux quotidiens étaient d'une qualité tout à fait nouvelle, que l'on appréciera mieux quand ils paraîtront en volume.
Un niais se consolait de la mort soudaine de Philippe en disant : « Heureusement qu'il avait donné sa mesure ! » Ce n'est pas vrai. On ne sait jamais à quel moment un talent qui jaillit ainsi des sources profondes du peuple a donné sa mesure. Eugène Montfort rappelait ces jours-ci que le grand-père de Philippe était mendiant, et son frère sabotier. De cette origine, l'auteur de Bubu tenait des forces instinctives dont on ignore absolument la puissance. Même après six volumes publiés, nul ne pouvait deviner à coup sûr la trajectoire de son talent : la part d'inconnu restait indéterminée. Ce n'est pas seulement l'ami tendre que nous devons pleurer en lui, mais l'écrivain qui, dans notre génération, apportait peut-être avec lui le plus d'originalité féconde.
Jean VIOLLIS
LES COMMENTAIRES (1)
posté le 26 juin à 01:14
Vos articles sont très interessants. Bravo pour les recherches culturelles. Quant à moi, je suis professeur d'école de Français en Tunisie et je suis à la recherche d'un texte de lecture intitulé "Maman", extrait du livre : "La mère et l'enfant" de Charles-Louis Philippe. Nous vous serons infiniment reconnaissants, moi ainsi que tous mes élèves, de pouvoir retrouver ce texte que j'ai perdu, afin de pouvoir l'étudier en classe.