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Fragment d'épave académique

Publié le 05 décembre 2008 par Menear
Non, il ne s'agit pas d'un souvenir ému d'un ancien prof de fac qui aurait ressurgi dans ma mémoire passagère (ça aurait pu), simplement le dernier roman de David Lodge (toujours très universitaire, même dans la fiction) achevé aujourd'hui. La vie en sourdine est un roman agréable et vigoureux qui vire roman moyen vers la fin. Tant pis. Restent la première moitié qu'on ne regrette pas à la lecture, et cet extrait pris au vol des premières pages. D'abord un paragraphe de mise en situation (le narrateur est un ancien universitaire à la retraite de retour sur ses terres), puis un second plus intéressant, où l'on remarque la mise à la porte réelle et physique de ce vieux corps alors en pleine déambulations nostalgiques. Une fois poussé dehors par la jeunesse qui l'ignore, il a cette belle dernière phrase que je vous laisse découvrir. (A lire sur ce livre, au passage : l'article de Pierre Assouline d'il y a quelques semaines)
J'ai bu une tasse de thé dans la salle des professeurs et lu le Times Literary Supplement de la semaine dernière, levant les yeux chaque fois que les portes battantes s'ouvraient en grinçant, mais il n'est entré personne que je connaissais. C'était le milieu de l'après-midi, moment où la plupart des gens enseignent ou sont en réunion. Il y avait seulement quelques vieux schnoques à la retraite comme moi dispersés dans la salle, avachis dans des fauteuils, regardant avec un ressentiment muet par-dessus leurs journaux et leurs magazines un groupe de secrétaires et de techniciens en train de bavarder et de rire dans un coin. Autrefois, ils n'auraient pas été autorisés en ce lieu, mais, avec le temps les vieilles distinctions de caste en milieu universitaire se sont érodées.
C'était à mon tour de faire la cuisine ce soir alors je ne me suis pas attardé dans la salle des professeurs. Il était exactement quatre heures lorsque je suis sorti du bâtiment, et les portes n'arrêtaient pas de s'ouvrir derrière et devant moi, laissant échapper des salves de babillages vocaux accompagnées du grincement des pieds de chaises sur les parquets. Les étudiants sortaient en trombe des salles de cours et des amphithéâtres, fourmillaient sur les paliers, descendaient en cascade les escaliers, balançaient sac à dos et serviettes, jacassaient et s'interpellaient, libérant l'énergie, la frustration et l'ennui emmagasinés depuis une heure, ou peut-être, qui sait, l'effroi et l'excitation engendrés par une expérience éducative stimulante. Ils m'ont emporté dans leur flot comme une rivière en crue, indifférents à ma personne, ignorant qui j'étais. Je me suis laissé porter par la vague comme si j'étais un fragment d'épave académique, et ils ont fini par s'éparpiller et se disperser dans le hall du rez-de-chaussée jusqu'à la porte tambour, laquelle m'a expulsé dans l'air humide de novembre. Le soleil était déjà bas dans le ciel à l'ouest, s'enfonçant dans une brume de pollution orange derrière le bâtiment d'ingénierie mécanique, réservant la silhouette des ouvriers qui étaient en train de réparer le toit de notre bâtiment des sciences de l'éducation qui avait remporté un prix. Je me sens pris par une brusque envie d'écrire à la troisième personne.
David Lodge, La vie en sourdine, Rivages, trad : Maurice et Yvonne Couturier, P.40-41.

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