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Précis d'indécision de Jean-Pierre Chevais

Par Florence Trocmé

Chevais Il est des poètes dont on parle peu. Poètes discrets que les fanfaronnades des uns, l’habileté des autres, l’impérieuse paresse chez nous de la critique, l’accumulation partout aussi du dérisoire, masquent à nos regards. Jean-Pierre Chevais est de ceux là qui sous ses airs d’ancien jeune homme acclimaté quand même à la terre efficace cache un poète incisif et subtil, devenu avec l’âge expert en inquiétudes : inquiétude du moi, inquiétude du mot, inquiétude de vivre.

Cette suite de textes, composée de petites proses allant de 3 à 10 lignes et divisée en cinq sections comme une tragédie, peut se lire comme un tableau de notre condition incertaine, un historique brouillé de la conscience sensible cheminant à travers les grandes ombres de la culture, les figures rencontrées de son espace social, les territoires fuyants aussi de son intimité. Biographique sans doute, comme l’indique non sans humour tel texte de la troisième partie ou telle référence à Mon cœur mis à nu, le propos de J.P. Chevais est cependant suffisamment décalé pour que chacun – je ne parle ici bien sûr que de ceux qui sont nés vraiment, et se sont inventés eux-mêmes – y retrouve une part de son vivre. Qui est d’abord de ne pas facilement se reconnaître. De se savoir habité par de l’autre. De douter de la coïncidence entre le monde et le langage.
Prise dans cette aporie annoncée par l’oxymore audacieux du titre, la voix que fait parler J.P. Chevais dans son livre ne dit pas qui elle est. Ni de qui elle nous parle. Difficile de trancher, de répondre à l’appel de son nom, de s’impronominaliser dans un « je », dans un « il » dans un « tu ». Celui qui parle après tout n’est peut-être qu’ « elle », la langue qui figure assez bien des contours, décide assurément un peu de qui nous sommes mais en nous isolant du reste, de notre reste. Ce reste que précisément le poète essaye à son tour de parler.
Ce qui ne peut être dit, c’est tout l’effort de l’art, bien sûr, depuis les origines, de nous le suggérer. Jean-Pierre Chevais le fait ici sans rien qui pèse, avec un humour un peu triste, une sorte d’ironie légère, une succession de miroirs déformants où le poète se retrouve tantôt Orphée, tantôt Orion, tantôt Icare mais Plume aussi parfois, entre Gribouille et Kafka. Ce « je » auquel il se refuse à croire, il est pour lui ailleurs. D’où ce jeu de cache-cache qu’il semble mener avec lui-même. Ses métamorphoses continues. Ces suspends réguliers encore qui laissent la phrase s’échouer tout au bord du silence. Font de ces petits textes comme autant de cailloux heurtant la vitre noire des mots. La poésie : une fêlure.
Mais la poésie pour J.P. Chevais est aussi un refus. Refus non pas de quelque chose, d’un « quoi », mais de quelqu’un, d’un « qui ». De « ceci qu’on a fait naître », qu’on ne parviendra jamais à être et que le langage en tant que construction sociale institue bien avant que le poète ne tente d’en retourner enfin le pouvoir contre lui. C’est le langage qui paradoxalement rend le monde illisible. Les mots qui dès l’âge de deux ans commencent à nous priver de la lumière du monde. Mots illusoires qui nous aveuglent en venant découper les choses. Les recouvrir également de ces voiles que le poète ensuite par un travail contraire et réfléchi de langue se donne comme tâche impossible de soulever jusqu’au dernier.
Bien sûr, l’époque nous a appris à ne pas jouer les héros, à s’attaquer aux choses sans avoir l’air d’y toucher. C’est à une forme de protestation première mais parfaitement dépourvue d’emphase que nous convie donc le beau livre de Chevais : une protestation discrète faussement résignée contre la perte et la douleur inscrites au cœur même du langage et de notre indécise et trop lointaine identité.
©Georges Guillain

Jean-Pierre Chevais
Précis d’indécision
Atelier La Feugraie, 2007
80 pages, isbn, 978-2-905408-77-8, 12 €


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